Sur Carlos, Olivier Assayas fait preuve d’assurance et d’efficacité dans son expression artistique. Un geste libre, comme l’est sa parole, dans un débit de mots heurtés, accidentés, à l’image de sa méthode de travail. L’occasion pour nous de revenir, en sa compagnie, sur la construction de sa mise en scène et l’énergie qui s’en dégage.
J’aimerais, pour commencer, revenir sur un film qui me semble être le point de départ de ce qu’est devenu votre cinéma aujourd’hui, et qui s’intitule Demonlover. Ce film traite de thématiques internationales, de l’ordre d’un monde en pleine mutation, en pleine mondialisation. Peut-on dire que Carlos est l’apogée de cette ambition, de ce projet ?
Oui, c’est vrai, dans les limites qu’impose ce genre de rapprochement. Dans la façon dont je le conçois rétrospectivement, je dirais que c’est un film qui répond à des choses qui étaient aussi à l’œuvre dans Les Destinées sentimentales. Certes, c’est un rapprochement étrange, Carlos est un film d’une nature différente, filmé d’une autre façon, avec une matière plus naturaliste. Il est, à beaucoup d’égards, déterminé par une sorte de bouillonnement vital qui n’est pas celui qui régit Demonlover ou Les Destinées sentimentales. Mais du point de vue de faire des films où se jouent à la fois le général et le particulier, l’universel et l’intime, l’économie et l’intimité, je dirais que ce sont des choses qui se sont construites pour moi dès Les Destinées sentimentales. D’une certaine façon, on pourrait même dire que Carlos se place dans mon travail entre Les Destinées sentimentales et Demonlover. Trois films sur trois époques.
Et Irma Vep ?
Disons qu’Irma Vep est plus une réflexion à la fois horizontale et verticale sur le cinéma, comme une sorte de croix. Ce film traite de l’histoire du cinéma de manière horizontale (son développement dans le temps) et verticale, comme un art déployé sur la surface du monde, avec des questions de modernité et de synchronisme entre les différents pays qui le pratique. Mais il ne prend pas en compte l’époque au sens le plus large, c’est un film d’idées, qui a une certaine forme de distance et d’ironie par rapport à ce que valent ou peuvent faire les idées.
On ressent depuis quelques films une tentation du film de genre qui se fait de plus en plus présente dans votre travail. Est-ce un choix conscient ?
J’ai l’impression que c’est à la fois conscient et inconscient. Mes films ont toujours été déterminés par un désir de renouvellement. Quel que soit l’art qu’on pratique, soit on l’exerce comme un métier, au mauvais sens du terme, soit on s’en fait une idée plus ambitieuse, en dépendance avec ses propres désirs et la façon dont on se réinvente, dont on découvre de nouveaux territoires, en essayant de ne pas se répéter… (Il hésite, perd le fil de sa pensée.) Pardon, reprenez votre question.
En fait, c’était l’idée de la tentation du film de genre.
Oui, c’est ça ! Il y a une forme d’énergie dans les films de genre, dans un rapport avec ce que le cinéma peut avoir de plus populaire, dans le meilleur sens du terme cette fois-ci, et j’ai l’impression que ça a toujours renouvelé ma curiosité et mon intérêt pour le cinéma. Il est déterminé par une forme d’énergie ludique qui, à mon avis, nourrit le rapport que l’on peut créer avec le public. J’ai toujours eu le sentiment de faire des films qui étaient nés d’une conception du cinéma indépendant international, mais j’ai toujours redouté que mon travail se referme sur lui-même, et devienne une sorte de fin en soi, un peu comme les arts plastiques et le roman moderne rétrécissent actuellement leur champ d’action. La beauté du cinéma, c’est qu’il est ample, par rapport à sa capacité à s’adresser au plus grand nombre. Donc il est vrai que certains éléments du cinéma de genre relèvent de quelque chose de vivant, de moderne et bizarrement joyeux, qui sont des composantes de ce que j’aime faire au cinéma. J’ai appris progressivement à le faire. Pendant très longtemps, je n’ai utilisé que très peu d’éléments du cinéma de genre et, à un moment, je me suis aperçu qu’il y avait là quelque chose d’assez libérateur. Cela ne veut pas dire que je vais continuer à en faire, il faut aussi pouvoir circuler ailleurs, mais aujourd’hui il me semble que c’est un langage qui n’est pas en contradiction avec l’ambition que je peux avoir au cinéma.
Cette libération que vous apporte le cinéma de genre se retrouve également dans votre façon de mettre en scène. Il y a là quelque chose de très instinctif, presque improvisé. Comment travaillez-vous concrètement ? Avez-vous recours au découpage ?
Oui, en quelque sorte, au jour le jour. Je n’anticipe jamais. Ou peut-être sur mes premiers films, où l’on se sent un peu intimidé, on veut bien faire ses devoirs, se couvrir un peu…mais progressivement, en prenant de l’assurance, j’ai choisi de considérer que je devais faire le découpage de mes films au jour le jour, dans la mesure où l’on doit respecter le fait que les films s’inventent au fur et à mesure qu’on les fabrique. Au bout de quelques jours de tournage, je commence à avoir une certaine notion de ce que j’ai fait ou pas, quel est le rythme du film, sa musicalité, et de cela va découler la façon dont je vais aborder ce qui va suivre. La manière dont j’aborde le découpage d’une scène en particulier est déterminée par ce que je sais d’ores et déjà du film, et non par des présupposés théoriques que j’aurais pu avoir. De ce point de vue, j’ai toujours cru que la forme devait procéder d’un rapport spontané, intuitif, organique et pas trop intellectualisé de la matière. Tout cela a donc germé, évolué au fil des films pour arriver à ce que j’ai fait de manière systématique sur Carlos, c’est-a-dire que je tourne de plus en plus de plans séquence assez compliqués. Il se trouve que j’ai la chance, et cela explique peut-être pourquoi je fais des films, d’avoir une certaine facilité à envisager la géométrie dans l’espace. Je fais donc des plans longs, avec de multiples positions de caméra et d’acteurs successives. Comme je travaille toujours avec la même équipe, cela facilite la mise en place, ils peuvent même anticiper des choses ou comprendre à demi-mot ce que je souhaite faire. Donc il y a à la base un découpage extrêmement précis, dessiné, car j’ai besoin d’arriver sur le plateau avec une idée très claire de comment tout cela va se construire, et à partir de là je le remets en question en travaillant avec les comédiens, les techniciens. Ce que j’ai fait sur Carlos, et que je n’avais jamais fait auparavant à ce point-là, j’arrivais sur le plateau en décrivant les plans de manière brut de décoffrage aux uns et aux autres. Par exemple, j’explique à l’opérateur caméra : « Alors voilà, ça commence là, ils arrivent ici, ils passent par là, la caméra tourne autour, etc… », et je leur fais verbalement une description qui correspond à une dizaine de places de caméra qui s’enchaînent. Et je leur dis : « Maintenant on tourne, démerdez-vous avec ça. » Du coup, comme ils comprennent rapidement la musicalité de ce que je recherche, cela préserve une forme de fluidité qui ne produit pas d’effets de virtuosité, sans mise en place mécanique. C’est accidenté, les plans sont longs, les comédiens ont l’espace pour respirer et apporter leur propre rythme à la scène. Il y a un opérateur qui tente de cadrer ce que je lui ai demandé, mais qui donne le sentiment de constamment tâtonner, l’acteur ne réfléchit pas à ses marques et se retrouve parfois à un endroit où il ne devrait pas être, etc… Ce que je veux dire, c’est que cet ensemble produit finalement quelque chose de vivant. Chacun se retrouve projeté dans une situation qui n’a pas ce côté empesé, millimétré que peut avoir le cinéma. On ne fait jamais de marques au sol, je ne vais jamais voir un acteur pour lui dire qu’il n’était pas à la bonne place. Après on fait plusieurs prises, les choses se mettent progressivement en place. Mais le fait de ne pas vouloir figer les intentions au départ empêche tout blocage, et aide à développer organiquement la situation. Et quand le plan commence à ressembler exactement à ce que j’avais imaginé, où tout le monde rentre et sort comme il faut, en général j’en ai un peu marre, cela ne m’intéresse plus et j’ai l’impression que ce qui se passait au début était plus intéressant, plus naturel. À ce moment-là, j’ai besoin de casser la situation et de faire quelque chose de complètement différent, car cela commence à prendre cette tournure d’horlogerie que je déteste.
Pour en venir plus concrètement à l’écriture du film, l’idée de deux versions (télévisée et cinéma) était-elle déjà présente à ce stade ?
Oui. Le film est né à la télévision, à Canal Plus, qui n’est pas exactement de la télé. D’accord, c’est le petit écran, mais les fictions de Canal Plus ne sont pas déterminées par les contraintes rébarbatives du format télévisuel classique. Un film comme Carlos ne pourrait jamais passer en prime-time sur le service public ou TF1, c’est inimaginable. Il y a une liberté dans la dramaturgie, dans l’écriture que l’on trouve d’emblée chez Canal Plus. Dès que j’ai commencé à développer le noyau de départ, c’est-à-dire un synopsis de quatre pages par Daniel Leconte autour de l’arrestation de Carlos au Soudan, ça ne me semblait pas faisable, pas pour moi. En revanche, je lui ai très vite dit que cela m’intéressait de reprendre linéairement l’histoire de Carlos. Une fois que l’on s’est mis d’accord sur cette approche, forcément le film serait plus long que prévu, visuellement plus ambitieux, avec une ampleur qui soit celle du grand écran. On est arrivé à un scénario de trois films, et il est devenu évident qu’on ne pourrait pas présenter au cinéma un film de cette durée. Il allait donc falloir penser double format. Dès les origines, la question s’est posée et je ne dis pas qu’elle a été résolue (sourire). Elle s’est résolue à tâtons, mais elle était toujours présente à l’esprit.
Justement, à propos du double format, quel regard portez-vous sur la polémique qui a entouré la sélection du film à Cannes ?
Je n’ai pas d’opinion là-dessus, c’est un débat de bureaucrates. Pour moi, c’est la France du système métrique, des assemblées de copropriétaires et du légalisme délirant. De mon point de vue, l’ADN d’un film n’est pas défini par son financement mais artistiquement, par ce qu’il est. Ce débat est absurde, car si on adopte ce genre de raisonnement, il faudrait demander comment qualifier un film financé par l’argent blanchi de la mafia. Carlos n’est pas tourné de deux manières différentes. Quand je fais un film, je pense « cinéma », que ce soit avec de l’argent qui provienne de la télévision ou de la loterie nationale anglaise, en essayant de faire visuellement le plus spectaculaire possible ce qui, pour un film comme celui-ci, est un ingrédient essentiel. J’ai toujours considéré que je faisais un film de 5h30, et que par ailleurs, j’en faisais une déclinaison destinée à rationaliser sa diffusion internationale sur grand écran. Après, que des experts se penchent sur le cas et réfléchissent doctement sur la nature du film, pour moi, c’est comme débattre du sexe des anges.
J’aimerais faire un dernier détour sur votre rapport à la musique, qui a toujours occupé une place prépondérante dans vos films, notamment en termes de rythme de mise en scène.
Cela me fait toujours plaisir que l’on me parle de ça, mais le paradoxe est que finalement j’utilise moins de musique que la plupart des cinéastes. La musique a un statut particulier, elle doit « trouer » le film, dans le sens où elle peut l’élever. C’est une sorte de souffle qui traverse le film et l’emporte ailleurs, qui transporte le spectateur comme sur un tapis volant. Beaucoup de gens considèrent qu’il existe un genre qui s’appelle « musique de film », et qui doit produire un effet cinéma. Vous prenez n’importe quelle image et vous plaquez dessus le traditionnel quatuor à cordes du cinéma français, et tout à coup, cela fait « cinéma », cela produit un effet que les gens aiment bien. Il se trouve que je déteste cet effet, car j’essaie tout le temps dans mes films de ne pas « faire cinéma ». Je cherche à produire un effet de réalité, de vérité. Cela ne marche pas à tous les coups, certaines choses font irréductiblement cinéma. Je recherche une musique qui relève de mes goûts, de mon rapport personnel à cet art. De la même manière que j’écris, il y a des choses que j’entends et qui appartiennent à ma manière de regarder le monde, d’en ressentir le rythme, le pouls. C’est toujours passé dans mes films par différentes déclinaison de ce que l’on appelle le rock. C’est une musique populaire. Je n’utilise jamais de musique savante, qu’elle soit ancienne ou contemporaine, car je pense qu’il y a dans le rock quelque chose qui, exactement comme vous le dîtes, relève du rythme. Je m’en rends compte lorsqu’il s’agit de caler des morceaux de musique dans mes films. Soit, comme dans Clean, j’utilise une musique où la rythmique n’intervient pas, c’est-à-dire de la musique électronique un peu planante, un peu rêveuse. Ou bien, au contraire, une rythmique brute, brutale, métronomique comme dans Carlos. J’ai essayé beaucoup de choses, j’ai vraiment eu du mal. Je n’arrivais pas à trouver ce qui allait avec le film. J’ai essayé des morceaux des années 70 qui correspondaient d’un point de vue synchronique à la musique de l’époque. Mais ce qui ne marchait pas, c’était la batterie, les percussions. La batterie dans les années 70 ne donne pas le sentiment de battement de cœur qui accompagne, à mon sens, le cinéma. Je me suis donc tourné vers des morceaux des années 80, de la new-wave, car que ce soit les Feelies, New Order ou Wire, on n’est pas encore dans des boites à rythme qui ont un côté encéphalogramme plat. On se trouve plutôt dans une utilisation mécanique de la batterie, avec très peu de recours aux cymbales. Je ne m’en suis rendu compte qu’avec le recul, mais c’était ça la clé. C’est donc un processus relativement long, mais encore une fois, comme j’aime la musique et la manière dont elle relance les films, il est très important pour moi d’être absolument certain de mes choix musicaux.