Le Bal des vampires, premier film en couleurs du pas-encore-palmé Roman Polanski sort en 1968, coincé entre Répulsion (1964) et Rosemary’s Baby (1968). Abonné aux Ours depuis Répulsion (Ours d’argent à Berlin) et Cul-de-sac (Ours d’or), Polanski mêle le comique à l’horrifique dans ce long métrage qui ne se contente pas d’être une simple parodie de film de genre. On se laisse entièrement vampiriser par le charme farfelu et poétique d’une œuvre trépidante. Le Bal des vampires, c’est la face solaire du cinéaste loin des angoisses tourmentées et torturées de Rosemary’s Baby. C’est aussi le souvenir d’un doux visage, celui de Sharon Tate, actrice à la chevelure flamboyante et compagne du cinéaste sauvagement assassinée.
« Aiguisez vos incisives ! » Aux confins de la Transylvanie sub-carpatique, le Professeur Abronsius et son jeune assistant Alfred (interprété par Roman Polanski) ont décidé de tenir une charmante et saignante compagnie à leurs amis les vampires. Maître et disciple atterrissent dans une auberge qui hume fort l’ail lorsque la fille de l’aubergiste, Sarah (Sharon Tate), dont Alfred tombe amoureux, se fait enlever par un drôle d’oiseau aux dents longues. Armés de gousses d’ail, de pieux et de crucifix, les deux compères partent à la chasse au chiroptère au château du comte von Krolock. Entre la galerie de portraits du manoir de pierres et deux pas de menuet, Abronsius et Alfred, vampires aux trousses, retrouveront Sarah. Mais dans quel état ?
Lorsque Roman Polanski introduit le burlesque et la farce dans un genre réputé sérieux, le fantastique, il nous offre une belle leçon de cinéma. Et même si le comte von Krolock a quelques airs de ressemblance avec Christopher Lee, le cultissime Comte Dracula des films de la Hammer, Le Bal des vampires, malgré ses accents parodiques, n’est pas une pâle copie de film d’épouvante. Pourtant, d’après le Professeur Abronsius, « tous les signes sont là » : ail, crucifix, pieu, jolies femmes, hurlements de loup et bégayements de l’idiot du village, sans oublier le monstrueux Koukol, croisement improbable entre le Bossu de Notre-Dame et la créature de Frankenstein, coupe au bol et excroissances dentaires à l’appui qui, à ses heures perdues, bouffe du loup et rabote des planches de cercueil. Qu’on se rassure, sans être le gendre idéal, la créature Koukol fait rire, plus que peur. Oui, on est bien dans un film de vampires mais en VP (Version Polanski) plus qu’en VO. Alors, qu’est-ce qu’une version Polanski d’un film de vampires ?
Chez Polanski, le cauchemar s’achève en un grand éclat de rire. La beauté du film naît de ses contrastes saisissants : contrastes de couleurs violentes (opposition du rouge et du blanc), dissemblances de lieux (l’auberge pittoresque empreinte de folklore juif et le château des aristocrates), divergences de sensations (le gel opposé à la moiteur dans la scène du bain), dualité des personnages, enfin. L’aubergiste volage Shagal est la version paillarde et parodique du comte von Krolock. À l’érudition d’un Professeur farfelu et étourdi répond le romantisme rêveur et naïf d’un jeune disciple idéaliste. Alfred préfère l’amour courtois et les lois biscornues de l’imaginaire aux préceptes scientifiques. Tandis qu’Abronsius tente d’éclaircir les mystères du vampirisme (« un château sans crypte c’est comme une licorne sans corne »), Alfred se laissera guider à travers les dédales du château par le chant de Sarah. On rit du maître, mais on tremble avec l’élève : Polanski fait rire comme il sait faire frémir. Il détourne les codes symboliques (les clous pour des dents de vampire) et fait frissonner par surprise. Car dans Le Bal des vampires, on joue surtout à se faire peur. En ce sens, la « visite » cinématographique que Polanski nous offre du château est remarquable : le cinéaste alterne des plans serrés avec peu de profondeur de champ créant une sensation d’enfermement et la caméra glisse le long des parois de la forteresse pour achever de nous perdre dans une architecture labyrinthique.
Enfin, Le Bal des vampires vaut la peine d’être vu et revu aussi pour quelques fameuses scènes d’anthologie. La cocasse scène du bal chorégraphie une ribambelle de Marie-Antoinette usées et vidées de leur sang, de vieilles perruques poudrées aux dents acérées, bref, la version trash du film de Sofia Coppola. On danse un menuet sur quelques notes de clavecin avant de planter sauvagement ses dents dans les cous de nouvelles recrues. Et l’on n’oubliera pas la très belle scène du bain qui précède l’enlèvement de Sarah. Un peu à la manière de Lubitsch, Le Bal des vampires invente une histoire de portes qu’on ouvre, qu’on entrouvre, qu’on claque et qu’on condamne. Sarah échappe à Alfred parce que celui-ci n’a pas osé regarder par le trou de la serrure. Polanski nous parle de transgression, d’une curiosité mal placée et d’une irrésistible envie de voir, donc de cinéma. « Vous avez une bien curieuse façon de forcer la porte de ma demeure » déclare le comte von Krolock. À l’image du numéro d’équilibriste que composent Alfred et son maître sur le toit glacé du château, Polanski réussit avec brio l’équilibre astucieux et vaporeux entre le frisson et le rire.