Le dernier film de Robert Aldrich (la maladie et la mort coupèrent court à son projet d’en tourner une suite) n’est pas un film-testament. Néanmoins, on aura rarement vu le réalisateur d’En quatrième vitesse sous cet aspect-là, donnant libre cours à sa veine anarchiste en laissant l’optimisme prévaloir sur l’amertume, voire faire culminer ses portraits de femmes en flirtant avec une vision singulière du féminisme.
Pour un cinéaste qui s’est intéressé plus qu’à son tour aux travers du spectacle, le catch féminin constitue un terrain certes nouveau mais bien propice. Quoi de plus explicite sur les bas instincts exploités par le spectacle que ce sport aux fondements douteux que l’on regarde au moins autant pour ses ondulations érotiques que pour la valeur de l’exploit physique ? Les héroïnes lutteuses Iris et Molly jouent le jeu, jusqu’à un certain point : elles sont sexy (on ne les appelle pas les « California Dolls » pour rien) et elles savent se battre. Et elles doivent se battre souvent, surtout avec Harry, leur manager miteux (Peter Falk, parfait) qui, sans être antipathique, s’échine à leur imposer son patriarcat pitoyable et ses combines inégalement recommandables pour gagner leur croûte et leur publicité à tous les trois. Entre « ses » filles et lui se joue bien une petite guerre pour qui portera la culotte (compliquée par la relation plus intime entre lui et l’une d’elles), le plus souvent source de comique, mais bien sérieuse sur le fond, où l’impuissance flagrante de Harry peut le conduire à la violence — une guerre où Aldrich choisit d’ailleurs clairement son camp, celui de celles qui se battent contre un certain ordre établi qui voudrait les maintenir à l’état de pure marchandise.
La balance morale
Dans cette course à la gloire aux allures de road-movie à travers une Amérique se berçant d’illusions (quelques plans nous font suivre la voiture brinquebalante du trio en écoutant en off les boniments de Harry), c’est bien ce combat des femmes pour la propriété de leurs personnes qui, superposé aux affrontements sur le ring, intéresse Aldrich. Elles jouent le jeu de leur activité, mais à leur façon. Ce qui rend d’ailleurs prenante cette lutte pour l’indépendance au-delà de ses flirts avec la gaudriole, c’est précisément la liberté de choix que laisse Aldrich à ses personnages, et à son tandem d’héroïnes en particulier. Celles-ci peuvent se permettre de refuser un dégradant combat dans la boue (leur résignation finale à ce combat, où elles tireront vengeance, montre par ailleurs du public un visage peu ragoûtant), mais aussi de coucher avec un promoteur véreux pour négocier un contrat vital. Ces choix, qui peuvent sembler contradictoires et signes d’un féminisme bien fragile, restent les leurs, elles ne disposent pas de leur corps selon quelque idéologie mais selon leur fidélité à une décision qui leur appartient, ne laissent à personne le soin de les juger (Harry l’apprend à son corps défendant), et le réalisateur s’en garde bien.
D’ailleurs, si la foule spectatrice lui inspire un certain dégoût et si ses personnages mâles en prennent pour leur grade, Aldrich, sans excuser personne, se garde de rabaisser quelque individu que ce soit : il reste attentif à la bassesse du monde, mais ne lui oppose aucune posture morale, laissant le soin à ses personnages de régler leurs comptes entre eux (notamment dans le combat final totalement anarchique où c’est sur le ring qu’on mène la danse). Jusqu’à son dernier film, Aldrich aura tâché de se retenir de faire pencher la balance morale, jouant au passage de l’ambiguïté entre le point de vue du public, le sien de cinéaste-observateur et l’image qu’il donne de ce même public. Mais rarement ce choix aura, chez lui, eu à ce point l’effet de contrecarrer le pessimisme et de suggérer que, dans cette lutte désordonnée contre ses bas instincts, l’humanité pourrait s’en sortir malgré tout.