On a pris une telle habitude de qualifier la fin de carrière de Robert Aldrich sur un mode mineur qu’on en oublie souvent la présence de ce film d’action et de politique-fiction, son dernier film affichant ouvertement une intention contestataire, coincé entre La Cité des dangers et Bande de flics. Sans doute est-ce dû à la mutilation dont cette coproduction germano-américaine fut victime de la part de frileux distributeurs, laquelle l’amputa de près d’une heure et surtout de son contenu le plus explicite politiquement. Cependant, à redécouvrir aujourd’hui ce bijou dans son intégralité restaurée, on se dit que ce qui fait sa valeur se trouve autant dans ce qu’on y avait sabré que dans le discours de cinéaste qui, un peu moins explicite, avait échappé au couperet.
« Les dernières lueurs du crépuscule »
La mutilation précoce est vraisemblablement à l’origine de ce titre français très réducteur, trahison de l’original Twilight’s Last Gleaming (« les dernières lueurs du crépuscule »), lequel n’est autre qu’un extrait de l’hymne américain — utilisé ici avec une ironie amère — renvoyant aux intentions citoyennes du film. Le singulier générique — où, sur la voix de soul de Billy Preston chantant l’ancien hymne national « My Country, ‘Tis of Thee », les lettres s’inscrivent comme grattées par une plume sur le papier d’un antique texte fondateur — fait mine de s’engager dans cette voie. La suite, pourtant, n’est pas loin de reléguer cette lecture trop évidente à l’état de fausse piste. Le film, libre adaptation du roman à suspense Vipère 3, présente moins de similitudes avec les films de genre empreints des craintes de l’époque (comme les thrillers de Pakula et de Pollack) qu’avec un film précédent d’Aldrich, affichant bien moins d’inquiétude vis-à-vis des institutions : Les Douze Salopards.
Twilight’s Last Gleaming (pour l’autre titre, ce n’est vraiment pas possible) nous projette quatre ans dans le futur, soit en 1981. Quatre militaires américains désavoués (l’un d’eux, trop expéditif au goût du leader, sera rapidement éliminé) prennent le contrôle total d’un silo et de ses neuf missiles nucléaires, et se livrent à un odieux chantage sur l’armée et le gouvernement, aux termes aussi audacieux qu’ambivalents. Sous peine d’un bombardement de l’URSS qui donnerait le signal de la Troisième Guerre mondiale, ils exigent 10 millions de dollars, un départ sur Air Force One avec le président des États-Unis comme otage, mais aussi la divulgation publique d’un document confidentiel qui révélerait les motivations inavouables de la guerre du Viêt Nam. Le propos de politique-fiction s’inscrit exactement dans l’inquiétude qui n’a jamais quitté l’Amérique à propos de cette guerre, depuis son lancement controversé jusque après le traumatisant échec final. Pas d’idéalisme ni de volontarisme dénonciateur à l’horizon, pourtant : la désillusion et l’ironie s’installent d’entrée de jeu et, malgré les gesticulations de quelques-uns (le coup de colère du président qui se découvre floué par ses prédécesseurs, mais qui ne rencontre que les oreilles fuyantes de son entourage), ne partiront plus.
« Hiérarchies bafouées »
D’un bout à l’autre de Twilight’s Last Gleaming, les péripéties de ces confrontations (l’exécutif, l’armée et les terroristes, chaque camp face aux autres mais aussi divisé en son sein) ne font qu’exposer des hiérarchies bafouées, des chaînes de commandement démantelées, des autorités formelles et morales niées. Des quatre militaires renégats, le plus haut gradé, le porteur de vertueux idéaux citoyens joué comme il se doit par Burt Lancaster, découvre les inconvénients d’avoir pour complices « subordonnés » une bande de pieds nickelés seulement mus par l’appât du gain. Du côté des garants des institutions, la cohésion n’est guère meilleure. Ordres et contrordres se succèdent, se chevauchent et opposent les respectueux de l’exécutif et les va-t-en-guerre, tandis qu’au sein du « bureau ovale », un président prenant très au sérieux son rôle de garant de la démocratie se trouve cerné et manipulé par une administration hésitante, minée par les partisans de l’opacité et du calcul.
Aldrich (on s’en rend compte à la vue de cette version intégrale) prend tout son temps pour explorer les coulisses de ce film d’action qui n’en est plus seulement un, s’attarde sur les failles que révèlent les répercussions de l’incident spectaculaire sur des institutions a priori solides mais soudain aussi fébriles et douteuses que ceux qui les défient. Pour concrétiser ce chaos, il ne recule pas devant ce qui reste sans doute un des plus pertinents usages jamais faits du split-screen. La division de l’écran en deux, trois ou quatre pour montrer des scènes simultanées agit au-delà du fonctionnel, en participant à ce récit de la désorganisation. D’abord, elle abolit tout ordre temporel des séquences que pourrait instaurer un montage « traditionnel » (en l’occurrence, ç’aurait pu être un montage alterné). Ensuite, la juxtaposition des images et la superposition des sons aux moments de tension donne à percevoir la cacophonie absolue de ces interactions, faisant monter le suspense de l’imminence d’un cataclysme que nul ne semble assez compétent et soutenu pour empêcher.
« Téléspectateurs d’un monde au bord de l’autodestruction »
Rarement ce partage de l’écran aura paru plus efficace et porteur d’une vision de cinéaste (plus que celle d’un technicien) que dans ce film — même si on peut penser à L’Étrangleur de Boston de Fleischer (qui vient justement d’être édité en Blu-Ray). D’ailleurs, en offrant à voir l’ensemble des points de vue sans brouiller la perception de chacun par le montage, il respecte finalement l’ambiguïté de la position d’Aldrich — la même que celle à l’œuvre dans d’autres de ses films, comme Les Douze Salopards par exemple : sans concession dans sa vision du monde, mais assumant en même temps la jouissance de spectateur — qui est aussi la sienne — face à ce spectacle. Twilight’s Last Gleaming est la peinture jamais caricaturale, mais guère plus bienveillante de trop nobles principes dévoyés soit par la nature humaine, soit par des objectifs inhumains, du général prêt à commettre le pire pour faire éclater la vérité au président protestant de sa vertu mais finalement soluble dans les calculs politiques. Cependant, la mise en scène limpide et le ton entre humour et gravité veillent à ce que le spectateur n’en perde pas une miette (même de la cacophonie des forces en présence).
Il va cependant plus loin, jusqu’à placer cette jouissance de spectateur au cœur de son film comme sujet d’interrogation, par une mise en abyme évidente mais bien vue. Dans le film même, terroristes, généraux et politiciens suivent le théâtre des opérations — assaut, infiltration — sur plusieurs écrans : le suspense, la tension et l’éclatement du point de vue qu’Aldrich ménage sur le terrain de l’action armée, il les fait également vivre à ses personnages. Ceux-ci, dans ces moments, perdent la stature que leur confèrent leur fonction et leurs objectifs pour devenir de passifs téléspectateurs d’un monde au bord de l’autodestruction. Même Lancaster, observant depuis son poste de contrôle souterrain l’agitation à la surface, perd un peu de sa superbe, ressemblant moins à un militaire droit dans ses convictions qu’à un quidam affalé devant un match sportif (il ne lui manque plus que la bière à la main). Aldrich ne se contente pas de régler des comptes avec des institutions à la faillibilité meurtrière, ni de nous en faire profiter : quelque part, il tire une discrète sonnette d’alarme sur notre passivité face aux images, où le vital pouvoir de décision humain se trouve suspendu. Comme le résume un des conseillers du président : « Le début de la fin de l’humanité… Sur nos écrans !»