Pour sa rentrée, la Cinémathèque Française nous propose de redécouvrir l’intégralité des œuvres de Robert Aldrich. Cinéaste parfois inégal et souvent polémique, il n’en reste pas moins unique dans son traitement de la violence et dans son positionnement à Hollywood. Aussi bien à l’aise dans le western, dans le film de guerre que dans les portraits au vitriol de l’industrie cinématographique, il peut même se targuer d’avoir réussi quelques incursions dans le mélodrame. Morceaux choisis.
De Robert Aldrich, réalisateur américain né en 1918 et décédé en 1983, on ne retient surtout que deux énormes succès publics : Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? (1962) et Les Douze Salopards (1967), ce qui lui valut l’étiquette de metteur en scène ambigu, développant un goût (trop ?) prononcé pour le grandiloquent et la violence. Mais de cette filmographie extrêmement variée, faite de succès critiques (dans les années 1950), de succès publics (dans les années 1950 et 1960), d’échecs critiques et publics (répartis irrégulièrement sur l’ensemble de sa carrière), il serait fort dommage de réduire le cinéma d’Aldrich à son agressivité (des thèmes abordés, de la mise en scène) et de ne pas s’intéresser au caractère profondément transgressif et progressiste de cette palette d’œuvres que la Cinémathèque nous propose aujourd’hui de redécouvrir dans le cadre d’une rétrospective spéciale.
Né le 9 août 1918 aux États-Unis, Robert Aldrich, issu d’une famille aisée, se prédestinait à une carrière de financier qui ne le passionnait guère. Optant pour un changement radical de milieu professionnel, il intègre les célèbres studios de la RKO en 1941 en qualité d’assistant metteur en scène. Rapidement, il travaille avec les plus grands et associe son nom à quelques films qui font date dans l’histoire du film noir, toujours imprégné d’un réalisme social (L’Emprise du crime de Lewis Milestone en 1946, Sang et or de Robert Rossen en 1949). Mais surtout, il collabore avec des cinéastes qui connaissent ou vont connaître l’exil, toujours liés à une réalité historique et politique qui n’aura de cesse d’intéresser Robert Aldrich. En 1944, il assiste Jean Renoir sur L’Homme du sud et en 1949, Max Ophuls sur l’excellent mais assez peu connu Pris au piège, réalisateurs tous deux exilés d’Europe suite à l’embrasement de la Seconde Guerre mondiale. En 1952, il est présent aux côtés de Charlie Chaplin dans Les Feux de la rampe, dernier film du maître du burlesque sur le sol américain avant son exil forcé en Europe pour cause de maccarthysme.
Ces expériences, dont il dira plus tard qu’elles lui ont permis d’apprendre énormément sur le métier de la mise en scène, l’amènent en 1952 et 1953 à mener seul ses premiers projets en réalisant notamment quelques épisodes pour la télévision. Après un premier long métrage où il dirige Edward G. Robinson, Robert Aldrich est repéré par le prolifique Burt Lancaster qui décide de lui confier la réalisation d’un western pro-Indien (comme Hollywood en produit quelques-uns depuis le succès de La Flèche brisée de Delmer Daves en 1949). Ce sera Bronco Apache.
Le système et l’individu
Dès cette première réalisation, Robert Aldrich dessine une thématique qui va parcourir sous différentes formes l’ensemble de son œuvre : le rapport d’un individu face à un système qui n’hésite pas à le broyer en dépit de toute la légitimité qui lui est reconnue. Avec la question de la condition des Apaches dans Bronco Apache, il commence donc très fort. Dans ce western qui reprend a priori tous les codes du genre, il dessine le portrait d’un ultime résistant à l’invasion européenne, un Apache incarné par le progressiste Burt Lancaster. Dans ce film, nulle question de glorifier les combats qui opposent les deux camps en s’intéressant à la lente conquête d’un territoire. Ce que capte avant tout Robert Aldrich, c’est la confrontation de deux cultures ancestrales qui peinent à se rencontrer, et surtout l’obstination d’un Indien qui refuse l’inévitable (son peuple succombe aux promesses d’intégration de l’homme blanc) en tentant de s’opposer seul, au péril de sa vie, uniquement guidé par ses convictions et sa volonté de défendre sa culture et son histoire. Ce film bénéficie d’une suite officieuse, Fureur apache, tournée en 1973 avec le même Burt Lancaster cette fois-ci passé dans le camp de l’homme blanc. Œuvre largement décriée pour son discours complexe et politiquement incorrect sur la violence des rapports entre les Européens et les Indiens (au point d’avoir fait passer Aldrich pour un metteur en scène raciste), Fureur apache n’est rien d’autre qu’une très efficace hagiographie d’un contexte historico-politique où les notions de gloire et de conquête se sont fait totalement supplanter par celle d’une simple survie dans un milieu hostile. Dans la majeure partie des scènes où la grandeur des paysages rappelle le mythe positif de la conquête de l’ouest, difficile de ne pas être choqué par la violence sèche d’un homme se suicidant sans réfléchir pour échapper à la barbarie de ses ennemis. Ici, c’est toute la mythologie d’un nouveau pays qui se retrouve mise à mal face à l’absurde disparition de ses pionniers au sein d’un système qui n’est plus en mesure de poser la moindre valeur morale (des deux côtés des combattants) sinon celle de sa propre survie.
L’autre genre dans lequel Robert Aldrich s’est illustré avec brio reste très certainement ce qu’on appelle le film de guerre. Mais encore une fois, sous couvert de montrer la violence qui régit les relations entre l’individu et le système, le réalisateur fait preuve d’une audace qui lui vaudra les foudres du système hollywoodien. En 1957, lorsque sort Attaque !, l’antimilitarisme criant de l’œuvre fait suite à la parabole saisissante qu’Aldrich avait orchestrée sur le thème du maccarthysme avec ce qui est encore aujourd’hui considéré comme son plus grand film, En quatrième vitesse (1955). Le positionnement du réalisateur en faveur d’un pacifisme et le rejet qu’il affiche sans aucune ambiguïté à l’encontre des dérives autoritaristes observées dans son propre pays lui valent une réputation de traître et d’ennemi des valeurs américaines. Dans Attaque !, l’image de l’armée est à ce point dégradée que l’US Army refuse d’apporter son soutien au réalisateur, une première dans l’histoire du cinéma. On y voit un bataillon de soldats sacrifié en raison de l’incompétence et de la lâcheté d’un haut-gradé ou encore la hiérarchie plier sans aucune déontologie parce que certains intérêts personnels viennent empêcher le massacre de nouveaux hommes. Pas bien plus glorieuse, l’armée n’hésite pas à recruter des violeurs et des tueurs de sang-froid dans Les Douze Salopards afin d’organiser une mission suicide qui s’avère déterminante dans son plan d’action. Ce groupe d’hommes (pour lesquels le spectateur ne peut avoir qu’une empathie limitée compte tenu du passif de chacun) n’en reste pas moins de la chair à broyer pour un système indifférent au sort de l’individu et qui fait fi de ses propres valeurs pour mener à bien une opération militaire. La décoration des survivants – pourtant condamnés à mort en ouverture du film pour leurs méfaits – ne peut avoir qu’une valeur ironique dans la mesure où leur statut de tueur leur vaut deux reconnaissances diamétralement opposées, avant et après l’opération.
En 1971, lorsque Robert Aldrich réalise l’excellent Pas d’orchidées pour Miss Blandish et sa banale prise d’otage d’une jeune femme riche par une bande de malfrats, son attention se concentre progressivement sur la manière dont les milieux sociaux (totalement codifiés) influent sur l’individu et le rendent totalement prisonnier d’un système de valeurs qui le dépasse. D’un côté, la jeune Barbara Blandish apprend à ses dépends que l’honneur et la dignité propres à son milieu social prévalent sur son existence tandis que l’un de ses ravisseurs, l’un des frères Grissom tombé éperdument amoureux de sa proie, mène toute sa famille à la mort par simple rejet d’un plan qui ne laissait plus la moindre place à ses sentiments.
Règlements de comptes à Hollywood
Même si Robert Aldrich faisait ses armes depuis déjà une dizaine d’années en tant qu’assistant réalisateur, il ne lui a pas fallu attendre très longtemps avant de charger le système hollywoodien au point d’en faire une de ses principales thématiques. C’est en 1955, qu’Aldrich (alors âgé de 37 ans seulement) ouvre les festivités avec un film resté assez méconnu, Le Grand Couteau. Difficile de ne pas penser au destin tragique de l’acteur John Garfield dans cette adaptation d’une célèbre pièce de théâtre qui retrace le parcours d’un acteur-star écrasé par le système hollywoodien qui lui refuse toute liberté et qui le marginalise, notamment en raison de ses convictions politiques. Dans la cadre très fermé d’une villa luxueuse, un acteur (admirablement interprété par Jack Palance qu’Aldrich retrouvera deux ans plus tard dans Attaque !) tente de rompre son contrat qui le lie à un célèbre et véreux producteur de cinéma, synthèse à peine caricaturée d’hommes de main sévissant à Hollywood et que le réalisateur a déjà côtoyés lors de ses précédents sujets. Vision extrêmement pessimiste de cette industrie qui n’a jamais hésité à modeler ses stars telles des poupées et à les rejeter violemment lorsque celles-ci ne représentaient pas suffisamment les valeurs américaines, Le Grand Couteau est une nouvelle démonstration du savoir-faire d’Aldrich dans l’économie de moyens et la sècheresse de ses plans qui enferment sans aucune ambigüité la violence des rapports qui régissent les principaux personnages.
Contraint à un exil européen qui ne lui sera pas bénéfique sur le plan artistique suite au rejet dont il souffre aux États-Unis, Robert Aldrich revient sur le devant de la scène avec un des films les plus violents qui soient sur Hollywood, Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? (1962). Ici, il fait appel à deux des plus grandes actrices de l’industrie, Bette Davis et Joan Crawford. Sœurs ennemies, se disputant les rôles et une autorité incontestée sur le système des Studios, les deux femmes deviennent des monstres de cinéma, au sens propre comme au sens figuré. Robert Aldrich guette leur affrontement, la tension toujours ascendante entre ces deux stars sur le retour qui n’ont jamais digéré un succès aujourd’hui révolu. Avec son maquillage outrancier qui lui donne des airs de clown triste dans le plus sordide des cirques, Bette Davis s’expose sous un jour qui est alors en totale rupture avec l’imagerie du glamour hollywoodien. Les scènes s’étirent, le rythme épuise le spectateur, la perversité ne marque jamais de trêve car ces deux sœurs-là, traumatisées à jamais par une image publique qui les a façonnées et à qui elles doivent tout, n’ont plus d’autres raisons de vivre que de se pourrir la vie mutuellement, dans l’espoir désespéré de ravir à l’autre ce qui lui reste de bons souvenirs de sa gloire passée. En 1962, si le système des studios voit progressivement son monopole s’effriter (popularisation de la télévision, censure moins forte, arrivée de films européens), l’image des stars reste encore sacrée. Autant dire que le film bénéficie d’un accueil houleux lors de sa première projection au festival de Cannes, Robert Aldrich étant accusé de salir l’aura de deux stars vieillissantes qu’on aurait certainement aimé voir jouer les grands-mères modèles. Si la critique accueille Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? très froidement, le public fait un triomphe au film, ce qui incite le réalisateur à proposer une déclinaison du « mamie murder movie » avec Chut… chut… chère Charlotte. S’entourant des mêmes acteurs, il ne recule devant aucune outrance stylistique et met encore à mal le glamour hollywoodien. Aux côtés de Bette Davis, Joan Crawford a laissé la place à la brillante Olivia De Havilland, l’une des premières à avoir osé casser l’image sublimée des actrices dans deux plus anciens films, La Fosse aux serpents en 1948 et L’Héritière en 1949.
En 1968, après le succès des Douze Salopards qui lui a permis de monter sa boîte de production, Robert Aldrich se lance coup sur coup dans deux projets pour le moins ambitieux : Le Démon des femmes et Faut-il tuer Sister George ? Le premier s’attaque à un sujet particulièrement en vogue, hier comme aujourd’hui : le biopic. Une jeune femme interprétée par Kim Novak rêve de devenir actrice et se voit confier, grâce à sa ressemblance physique avec une célèbre actrice défunte, le rôle principal du film qui lui est consacré (ironie du sort parfaitement intégrée par Aldrich lorsqu’on sait que Novak a été lancée par les studios pour concurrencer la plantureuse Marilyn Monroe, décédée prématurément). Si on pouvait s’attendre à une mise en abyme d’Hollywood avec ses dérives féroces mais toujours dans le plus strict respect du septième art (à l’image de Vincente Minnelli dans Les Ensorcelés par exemple), il n’y a chez Robert Aldrich aucune volonté de ménager qui que ce soit : égocentrisme, tyrannie, désirs sexuels mal assouvis, Hollywood devient alors le lieu de toutes les dérives et de toutes les névroses, une faune dangereuse qui ne construit sa légende que sur la mort de ses stars. Sans plus attendre et quitte à mettre à mal sa place à nouveau confortable dans l’industrie cinématographique, Robert Aldrich enchaîne sur un sujet encore moins fédérateur, Faut-il tuer Sister George ? Beaucoup moins connu que son prédécesseur et échec cuisant au box-office, le film s’intéresse cette fois-ci à une actrice vieillissante de soap-opéra anglais. Star d’une série lénifiante qui glorifie des valeurs respectables, l’actrice incarnant la fameuse Sister George est dans en privé une femme vulgaire, tyrannique, alcoolique et toxicomane. Détail qui n’est pas des moindres, elle tient une place importante dans le milieu lesbien londonien et vit une relation tumultueuse (faite d’humiliation et de persécutions) avec sa jeune petite amie, brillamment interprétée par Susannah York. Connue pour ses excès, l’actrice voit son personnage dans la série menacer d’être supprimé afin de répondre aux pressions de l’église qui ne voit pas d’un si bon œil qu’une sœur soit jouée par une femme aussi peu conventionnelle. Encore une fois, dans ce portrait aussi pathétique que ceux observés dans Qu’est-il arrivé à Baby Jane ?, Robert Aldrich se soucie peu de l’empathie du spectateur pour ses personnages. Dur, sec, privilégiant les décors oppressants, le réalisateur capte avant tout la perversité d’un système qui produit ses propres monstres et n’hésitent pas à s’en débarrasser dès que l’image public n’est plus raccord avec les personnages incarnés. Violent sur le plan psychologique, Faut-il tuer Sister George ? joue – jusque dans le titre – sur l’ambivalence actrice/personnage et s’interroge une nouvelle fois sur l’impuissance d’un individu – quel qu’il soit – face à un système qui n’a aucun scrupule à organiser minutieusement son assassinat (réel ou symbolique).
La violence par fulgurance
On a souvent reproché à Robert Aldrich de faire preuve d’une certaine complaisance à montrer des scènes de violence comme si celles-ci étaient dépourvues de tout discours ou de toute correspondance par rapport aux scènes qui les précèdent. Chez le cinéaste, pourtant, mis à part cette frontalité très sèche qui ne ménage jamais le spectateur, il est bien difficile de déceler une fascination ambiguë pour ce qui serait dénoncé. La violence ne s’étire jamais et n’est jamais banalisée. Au contraire, elle intervient par soubresauts, au moment où on ne l’attend pas forcément, preuve d’un pessimisme réel chez un cinéaste pour qui la sérénité ne pouvait jamais totalement se traduire à l’écran.
Dans ce qui reste l’un de ses films les plus fameux, En quatrième vitesse (1955), la violence est prégnante dans chaque plan mais jamais démonstrative. Il suffit par exemple de se laisser porter par l’étonnante vivacité de ce plan d’ouverture où l’on voit une jeune femme paniquée se précipiter au bord de la route, tenter d’arrêter de nuit toutes les voitures passant par là (quitte à se faire renverser), espérant échapper à une menace que le réalisateur ne nous permettra d’identifier que très tardivement. Les scènes qui s’en suivront n’auront pas d’autres objectifs que de nous faire sombrer dans une paranoïa à la limite du supportable (victime torturée à mort, phrases énigmatiques, quête abstraite d’une menace imminente), confortée par le choix du réalisateur de faire de son détective une figure de anti-héros assez minable. Si la scène finale aux relents totalement apocalyptiques pourrait être la parfaite synthèse de ce choix esthétique de faire apparaître la violence par fulgurance, la maîtrise de Robert Aldrich du noir et blanc est aussi déterminante, en créant notamment des clairs-obscurs et des zones d’ombre qui laissent toujours entendre que l’écran est un trompe‑l’œil qui nous cache une grande partie de ce que nous sommes censés savoir. Si ce savoir-faire se décline à nouveau dans Le Grand Couteau, on le retrouve également avec plus de surprise dans ce qui reste sa seule incursion dans le mélodrame, Feuilles d’automne (1956). Projet calibré pour concurrencer Douglas Sirk qui s’octroie alors les faveurs du grand public (mais pas encore de la critique), le film d’Aldrich s’intéresse au parcours d’une veille fille (déjà interprétée par Joan Crawford) qui a consacré toute sa vie à s’occuper de son père malade et qui se découvre la possibilité de vivre pour la première fois une histoire d’amour avec un homme beaucoup plus jeune qu’elle. Toute comparaison avec Tout ce que le ciel permet s’arrête là puisque le réalisateur va saborder toutes les conventions espérées et proposer un film malade, à la limite de la schizophrénie. Le visage de Joan Crawford (qui a décidément été créé pour les clairs-obscurs) est un mélange d’espoir naïf et de violente résignation face à ce dont la vie l’a privé pendant de trop longues années. Au menu de ce mélo, Aldrich ne lésine pas sur les rebondissements susceptibles de malmener ses personnages de convention : désirs refoulés, angoisse de castration, complexe d’Œdipe non résolu, psychanalyse mal digérée, meurtres, suicides. S’il ne fallait retenir qu’une seule scène de cet étrange « mélo », ce serait probablement celle qui oppose Crawford à son jeune amant qui, après l’avoir molestée d’une violente gifle qui la cloue au sol, tente de la tuer en lui jetant une lourde machine à écrire sur le visage et qui échouera finalement sur la main de la pauvre femme. À travers cette scène, le réalisateur teste notre tolérance à l’insupportable. Une femme altruiste, qui plus est incarnée par une actrice on ne peut plus respectable, est maltraitée par un jeune premier à qui on aurait volontiers prêté les traits du prince charmant au point d’en devenir un personnage totalement vulnérable et soumis.
Dans Qu’est-il arrivé à Baby Jane ?, la violence apparaît également par brides dans des scènes qui ne s’y prêtaient pas nécessairement. Robert Aldrich fait preuve d’une cruauté très frontale lorsqu’il montre la jeune Baby Jane chanter sa ridicule chanson pour son père défunt face à une assemblée aussi stupide que complaisante face aux talents vraisemblablement limités d’une jeune tête blonde. Mais le plaisir narcissique ressenti par la jeune artiste en herbe face à sa sœur frustrée de ne pas vivre la même consécration restera l’enjeu de toutes les confrontations des deux sœurs vieillissantes. Entre l’une clouée sur sa chaise suite à un accident de voiture aux origines obscures et l’autre ayant renoncé à toute sa superbe pour sombrer dans l’alcoolisme le plus notoire, rien ne laissait pourtant pressentir que le film irait jusqu’à représenter la violence physique de l’une envers l’autre (Crawford frappée au sol par une Bette Davis déchaînée) ou encore la cruauté de s’offrir un immonde rat en guise de dîner. Cette violence totalement outrée – qu’on a reprochée à Aldrich à l’époque – flirte encore plus avec un grand-guignol totalement volontaire dans Chut… chut… chère Charlotte. Tout comme dans Feuilles d’automne où l’existence d’un couple laisse imaginer quelques conventions romantiques, Robert Aldrich est exactement là où on ne l’attend pas. Un amour frustré se transforme en meurtre à la hache au cours d’une soirée mondaine, une robe blanche perd toute sa dimension virginale lorsque le sang de la victime se localise exactement au niveau du pubis de la jeune femme et le spectre d’un amoureux passé devient en un éclair de seconde un macabre tronc décapité. La folie paranoïaque qui régit tous les rapports humains dans Chut… chut… chère Charlotte se traduit par d’inattendus retournements de situation qui sont autant d’éclairs de lucidité on ne peut plus violents – et même insupportables visuellement – sur l’impossible réconciliation des personnages avec leur propre histoire. Et c’est exactement cette même conscience – d’une solitude synonyme de mort – qui conduit l’actrice à saccager le plateau de tournage qui a organisé son propre assassinat dans Faut-il tuer Sister George ?
Dans Les Douze Salopards ou encore Pas d’orchidées pour Miss Blandish, les scènes de fusillade finales interviennent à un moment où le spectateur avait suffisamment pris de repères auprès des différents personnages pour ressentir la violence très concrète de leur disparition soudaine. Encore une fois, ne nous trompons pas en taxant le réalisateur de complaisance lorsqu’il filme longuement ces scènes meurtrières. Dans Les Douze Salopards, la fusillade n’est que le point d’orgue de ce que le film a minutieusement orchestré pendant deux heures, rappelant de fait que la guerre n’a finalement pas d’autre objectif que de consommer de la chair humaine. Là où le film s’étendait en longues scènes de dialogues qui donnaient la possibilité à ses personnages d’exister au-delà de ce qui les définissait (des repris de justice), la scène de fusillade saborde d’un coup tout le caractère modérément intimiste du film. C’est le même constat pour Pas d’orchidées pour Miss Blandish où la famille, pour laquelle on ne peut avoir qu’un attachement relatif, est réduite en lambeaux lors d’une scène mémorable où la police nie d’un bloc l’existence de ces malfrats dont les liens allaient pourtant au-delà des enlèvements qu’ils orchestraient.
En 1975, en réalisant La Cité des dangers avec Burt Reynolds et Catherine Deneuve, Robert Aldrich va encore plus loin dans la représentation par contrastes et fulgurance de cette violence. La première scène du film s’ouvre sur la découverte de jeunes enfants découvrant un cadavre de femme assassinée (comme dans La Nuit du chasseur de Charles Laughton). Tout au long du film, le réalisateur ne cessera de faire cohabiter dans le même plan la pureté et la souillure. La diaphane et blonde Catherine Deneuve joue les prostituées décomplexées et vit une histoire d’amour contrariée pour son amant de flic. La jeune femme retrouvée morte, d’abord reconnue suicidée, voit son cas reconsidéré grâce au père de celle-ci, incapable de faire le deuil de sa fille idéalisée. L’enquête finira par révéler que la jeune femme aux allures virginales était en fait impliquée dans un réseau de prostitution très louche, vidéos pornographiques à l’appui. Le réalisateur déploie une nouvelle fois tout son talent pour mettre à mal les apparences et révéler une réalité bien plus complexe qu’il n’y paraît.
Le refus du manichéisme : une constante au service d’un humanisme sans concession
Quel que soit le genre dans lequel il s’illustrait, Robert Aldrich s’est toujours attaché à dessiner une réalité hautement complexe qui réfute toutes les étiquettes, toute identification claire et rassurante du bien et du mal. Son exigence envers l’individu et le politique n’a jamais pu se satisfaire d’un discours monolithique qui distribuerait avec un soupçon de condescendance les bons et les mauvais rôles. Dès 1954, lorsqu’il tourne un western pro-Indien avec Bronco Apache, il lui est impossible de dessiner le portrait d’un Indien qui aurait tous les droits face aux colons blancs qui auraient tous les torts. La restitution du système politique et du contexte historique n’ont pas pour but de déresponsabiliser l’individu face à des enjeux qui le dépassent – bien au contraire – mais de restituer l’absence d’évidence d’un monde qui n’a rien de donné, propos qui sera relayé de manière bien plus violente encore dans Fureur apache vingt ans plus tard.
C’est certainement pour cette raison que Robert Aldrich, à l’inverse d’un John Ford par exemple, n’a jamais ressenti la moindre fascination pour la figure du héros. Dans Vera Cruz (1954), si l’action prend pour cadre l’alliance de cow-boys américains et de rebelles mexicains, la motivation des premiers n’est jamais politique ou éthique. La seule valeur qui gouverne ces justiciers du grand Ouest est l’argent, les promesses de récompense que leur octroie leur engagement auprès de ceux qui, au contraire, se battent pour une idée bien plus noble : leur liberté. Cette même figure du anti-héros, si elle est évidemment au centre d’un film comme Les Douze Salopards, est également le moteur d’un film noir comme En quatrième vitesse. Au centre de l’action, un détective minable spécialisé dans de sordides affaires d’adultères décide de s’intéresser au cas de cette jeune femme poursuivie puis torturée à mort uniquement par pur intérêt de représentation sociale. Ce cas, loin de ce qu’il représente en simples termes d’une quête de vérité, est l’ultime occasion de se refaire une réputation, de se défaire d’une étiquette un peu trop pesante. Le seul héros qui trouve grâce aux yeux du réalisateur, c’est la figure de l’acteur qui refuse de se soumettre au diktat des studios hollywoodiens dans Le Grand Couteau… mais à quel prix ?
Où est donc le bien pourrait-on alors s’interroger à la vue des films de Robert Aldrich ? Certainement pas non plus dans son diptyque Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? / Chut… chut… chère Charlotte où la parfaite maîtrise des clairs-obscurs ne donne malheureusement aucune certitude sur l’identification des « bons » et des « méchants ». Dans ces deux films, jamais l’adage de Jean-Paul Sartre, « l’enfer c’est les autres », n’a pris autant de sens dans la mesure où chacun semble prendre un malin plaisir à réveiller chez l’autre ses pires cauchemars. Sous l’abnégation que certains s’attachent à représenter, se cachent en fait les perversités les plus malfaisantes. Dans ces deux films, Bette Davis est-elle son pire ennemi en déversant d’incessants flots de haine ou est-elle la victime d’une manipulation d’une insoupçonnable cruauté ? Si elle n’est qu’une victime, comment analyser ce consentement qui fait d’elle une potentielle meurtrière, un nouveau bourreau pour lequel il est impossible d’avoir la moindre empathie ?
Là réside tout le génie du réalisateur. Lorsqu’il dépeint la lente agonie d’une actrice de série dans Faut-il tuer Sister George ?, il fait de cette femme – pourtant victime – un monstre de perversité et de vulgarité qu’on plaint finalement d’être à ce point broyée par un système qui l’a totalement fabriquée, même en coulisses. Robert Aldrich n’aurait-il que du mépris pour ses personnages au point de s’amuser de leur petitesse ? Au contraire, c’est au nom d’un idéalisme et d’un humanisme sans concession, que ses films ne se sont jamais suffit à construire d’évidentes situations identificatoires qui amèneraient le spectateur à prendre un parti sans ambiguïté. Ce qui passionne Aldrich, ce n’est pas la lisibilité d’un monde où il suffirait de choisir son camp ; aucun personnage n’est en mesure de rassurer et ne cesse de nous renvoyer une image finalement peu flatteuse de nous-mêmes. Mais le réalisateur n’est pas pour autant un insensible qui pose une exigence théorique de ce que devrait être le monde : le cow-boy véreux de Vera Cruz a les traits d’un Gary Cooper fatigué, Baby Jane n’est qu’une enfant vieillie exposée trop tôt sur la scène médiatique, Sister George finit dans le désarroi et la solitude la plus totale, Miss Blandish découvre in extremis qu’on peut mourir d’amour pour elle, etc. Robert Aldrich n’a tout simplement pas peur de faire face aux névroses de ses personnages et ne cherche pas à les enrober dans une quelconque justification. Chacun tente tout simplement d’exister pour ce qu’il est, en dépit de toute convention. Et dans le cinéma américain très codé des années 1950 et – dans une moindre mesure – de la décennie suivante, c’est suffisamment rare pour redécouvrir sans plus attendre ces quelques chefs d’œuvre qui font aujourd’hui d’Aldrich un cinéaste incontestablement majeur dans l’histoire du cinéma.