Malgré sa popularité et son écho critique en général, l’œuvre de Robert Aldrich semble, à certaines occasions, encore à redécouvrir. C’est comme si ses films les mieux reçus par le public et/ou la critique, tels que Qu’est-il arrivé à Baby Jane ?, Les Douze Salopards ou même Plein la gueule, éclipsaient brutalement ceux qui n’ont pas bénéficié de la même conjoncture, plus brutalement que chez tout autre cinéaste. Pourtant, à les regarder, ces autres films relèvent sans nul doute de la même âme, de la même énergie, du même regard, tout en en révélant des nuances précieuses qui justifient qu’ils soient rendus plus visibles. C’était notre sentiment en particulier quand Carlotta Films a ressorti en salles en 2013 un des derniers films d’Aldrich dans sa version intégrale, le rare et formidable Twilight’s Last Gleaming (L’Ultimatum des trois mercenaires). C’est le sentiment auquel on renoue aujourd’hui devant une autre belle rareté, L’Empereur du Nord, édité le 7 juin dernier chez Wild Side en coffret DVD+Blu-Ray. Quelques mots rapides s’imposent sur cette édition, joliment illustrée en surface mais au contenu additionnel un peu sur-gonflé au regard de sa valeur réelle. Le livret qui en fait partie comporte essentiellement des photos d’archives, et seulement 22 pages de texte (sur 86 !) où Doug Headline retrace le contexte historique et littéraire des péripéties du film (où l’on apprend notamment que le scénario est basé sur des récits autobiographiques de ou impliquant Jack London). Pour obtenir quelques commentaires sur le tournage et les choix du cinéaste (notamment pour la fin du film, plus sombre à l’origine), il faudra se rabattre sur le commentaire filmé qui figure sur chacun des deux disques, où le scénariste Christopher Knopf retrace son parcours jusqu’à ce qui restera son expérience la plus satisfaisante. Et pour ceux que ces bonus plutôt maigres intéressent le moins, la simple disponibilité de L’Empereur du Nord dans une qualité d’image et de son tout à fait acceptable devrait leur être une très large compensation.
Un wagon pour les sans-classe
Réunissant le réalisateur avec le producteur et deux des stars des Douze Salopards, L’Empereur du Nord renoue avec la veine anti-autoritaire de ce dernier, et, comme souvent chez Aldrich, s’y avère plus subtil que ses atours de film d’aventures viril pourraient le laisser croire. Il plante son décor dans l’État de l’Oregon en pleine Grande Dépression. En ces années 1930, les sans-abris jetés sur les routes, et participant malgré eux au mythe américain du hobo, ne pouvaient parcourir de longues distances qu’en s’infiltrant clandestinement dans les trains de marchandises qui sillonnaient le pays. Or dans le film, les hobos de l’Oregon ont un croquemitaine : « Shack », le redoutable contrôleur du train numéro 19 qui accomplit son devoir avec autant de rigueur que de plaisir sadique, traquant le moindre passager clandestin qu’il ne se prive pas de balancer sur les rails d’un coup de la masse qu’il porte toujours sur lui. Mais les hobos ont aussi leur héros : un vieux briscard, « A‑N°1 », annonce publiquement qu’il va rallier la ville de Portland, à l’autre bout de l’État, précisément à bord de ce train 19 au nez et à la barbe de Shack — moins pour la gloire (qu’un autre, le jeune « Cigaret », aimerait bien tirer à sa place) que pour faire échec à la toute-puissance du contrôleur. Les paris sont ouverts, la lutte des classes peut recommencer.
Car derrière le match annoncé entre les gueules cultes de Lee Marvin (A‑N°1) et d’Ernest Borgnine (Shack) sous le regard envieux du prometteur Keith Carradine (Cigaret), se profile sans ambiguïté une lutte entre déclassés et dépositaires du pouvoir. Que ce soit contre Shack, un policier ou même un pasteur, toutes les occasions sont bonnes pour bafouer l’autorité. Or le film voit un peu plus loin que ce manichéisme, et tâche non seulement de mettre en scène la mise à bas d’une force de répression, mais aussi le rapport de tout un chacun à celle-ci, et ce avec toutes les armes à sa disposition, la comédie comme l’action. Ainsi le pouvoir de Shack (dont il use sans retenue sous le couvert du devoir qui lui incombe : c’est le pouvoir de la classe dominante qui s’exprime par lui) est-il craint, voire paralysant pour les plus craintifs, mais aussi moqué dès son premier échec, y compris par des collaborateurs du contrôleur, dont certains prennent des paris sur le défi d’A‑N°1 (voir le personnage ambigu de « Cracker », le serre-frein et souffre-douleur de Shack). Et Aldrich de pointer non seulement les abus de pouvoir, et la jouissance malsaine de celui qui s’y adonne (avec son habitude de cadrer en gros plan les grimaces des agresseurs), mais aussi une certaine versatilité de la population qui se positionne non sans opportunisme, en spectateurs ou en acteurs, vis-à-vis de cet ordre des choses.
La solitude de la première classe
La lutte elle-même contre le pouvoir n’est pas loin de n’être qu’une formalité : si la force à combattre est impressionnante, elle n’en est pas moins fragile, soumise aux hommes, aux machines et à la nature. Elle est mise à mal d’emblée dans toute la scène du départ du train qui suit le défi d’A‑N°1, malicieusement plongée dans la brume : à la faveur d’un brouillard opportunément levé au petit matin, des manipulations du système d’aiguillage envoient le train dans la mauvaise direction. Il apparaît que l’avantage stratégique ainsi offert à A‑N°1 consiste autant à pouvoir monter dans le train qu’à pouvoir en imposer d’entrée de jeu à son adversaire.
C’est surtout l’occasion pour Aldrich de définir la singularité de l’héroïsme de ce personnage, plus touchant qu’au premier abord. A‑N°1 a lancé son défi pour couper court aux prétentions de gloire d’un autre (Cigaret), mais lui-même ne donne jamais l’impression de courir après un train ni après la victoire, ne se départit jamais de son sang-froid, se permet même d’improbables pauses dans une décharge sur le chemin avant de rattraper l’engin par des ruses ou des raccourcis tout aussi improbables. C’est que sa posture « cool » (à laquelle la méthode de jeu de Lee Marvin se prête très volontiers) lui permet de ne jamais être pris dans les contraintes d’une course, ni soumis à l’impératif de conquête (car il s’agit bien d’un territoire à conquérir) — d’être vraiment libre, en somme. Il y transparaît la conscience du danger de désirer trop ardemment le pouvoir, de céder à cet appétit qui crée des hommes comme Shack. Cette conscience est d’autant plus évidente — et apparaît d’autant mieux comme partagée par le cinéaste — que Cigaret, qui colle aux basques d’A‑N°1 dans l’espoir de profiter de sa gloire, se laisse pour sa part complètement mener par ce désir, quitte à mépriser tout ce qui ne le rapproche pas de son but. Faute de pouvoir se débarrasser du jeune freluquet, l’ancien finit par tenter d’en faire son disciple, de le faire sortir de cette logique aliénante. Ce sera un échec, qui teintera le happy-end d’une certaine amertume. Aldrich a renoncé à la fin originelle du scénario, qui voyait Cigaret assister horrifié à la mort des deux adversaires pris dans leur folie belliqueuse, en prétextant que Marvin ne l’accepterait jamais. Son choix s’avère bien meilleur, fidèle à sa générosité et à son amour pour ses personnages, et cependant plus subtil. Personne ne meurt (malgré un duel final particulièrement brutal), mais le vieux hobo triomphe seul et désabusé, et dans son ultime admonestation au disciple déchu, lancée depuis le train s’éloignant à l’horizon, on entend la lamentation d’un idéal humaniste souillé par la violence et dont l’écho n’a pas été entendu, alors même qu’il a atteint le sommet.