Days s’ouvre sur le visage d’un homme assis derrière une fenêtre sur laquelle s’abat la pluie. Quelques minutes (immobiles) plus tard, à la faveur d’un raccord, l’homme se retrouve immergé jusqu’au cou dans un bain : d’un plan à l’autre, l’eau est entrée dans le cadre. Pour qui connaît la filmographie de Tsai Ming-liang, d’autres images affluent alors, d’inondation, d’infiltration et de transpiration. Dans Les Rebelles du dieu néon (1992), un égout capricieux engloutissait un appartement, forçant ses deux locataires à se jeter dans les rues de Taipei, elles aussi en proie à des trombes d’eau. En 1998 dans The Hole, la même pluie diluvienne forçait des habitants transformés en cafards à quitter la métropole. Abondamment représentée, l’eau infiltrait les maisons, chambres d’hôtel et ruelles de Taipei, ville qui, par un effet relevant presque de la capillarité, devenait aussi moite que la peau des individus qui la traversaient. L’humidité liait ainsi les corps de la métropole dans une sorte de matérialisation liquide du désir. La donne n’est cependant plus tout à fait la même dans Days : vingt-cinq années ont passé depuis La Rivière et la ville, tout autant que le cinéaste, ont changé. Le film prend moins la forme d’un entrelacs de trajectoires que celle d’un enchaînement, sans réel lien de cause à effet, de plans quasiment autonomes. Dessinant par petites touches le quotidien de deux hommes (qu’une relation sexuelle monnayée fera se réunir dans l’une des plus belles scènes), le film s’apparente avant tout à une mosaïque.
Les scènes sont construites en effet selon un principe de lisibilité, appliqué à toutes les actions. La préparation d’un repas suit ainsi les étapes du lavage des légumes et du poisson sur le sol de la salle de bain, de la coupe des courgettes en julienne et de la cuisson du riz. De la même manière, la scène de sexe mentionnée plus haut se décompose comme ceci : dans une chambre d’hôtel, un homme compte des billets puis s’allonge nu sur le lit. Un autre arrive, le masse longtemps, le fait jouir, se douche et repart avec son argent et une petite boîte à musique. Tsai Ming-liang libère de la sorte ses plans de l’impératif d’une construction dramatique et s’applique, avec la précision que permet son rapport à la durée, à décomposer tous les événements de la vie des personnages.
Au présent
Culmine alors le sentiment d’une lisibilité nouvelle des rapports entre les individus, mais aussi des rapports à la ville et à l’argent. Les séquences, pour la plupart mises en scène selon le même dispositif (plans longs et fixes, à hauteur des gestes) donnent à voir des suites de mouvements quotidiens et de gestes de soins. Rarement on a vu un film passer autant de temps à observer les doigts d’un médecin sur la peau d’un homme, ou les coups de couteaux assénés sur une courgette. Days pourrait difficilement être plus ancré dans le présent de ses plans. Et de fait, lorsque tous les personnages quittent un lieu, ce qui reste dans le plan après l’extinction des feux, c’est bien la caméra, dernier témoin et garante de la part documentaire du cinéma de Tsai Ming-liang. Le film se termine sur une touche plus sentimentale, qui étonne dans un premier temps, où le jeune homme, assis sur un banc, fait jouer sa boîte à musique en superposition du bruit des voitures. Si cette séquence dénote du reste, c’est parce que la force du cinéma de Tsai Ming-liang tient aussi dans le fait de montrer les traces laissées par un personnage dans la vie d’une autre. Alors que les plans n’ont cessé de se remplir mais aussi de se vider, un résidu subsiste finalement d’une histoire plus souterraine. Une mélodie, timidement, unit désormais les personnages.