À l’occasion de la sortie de son très beau neuvième long métrage, Visage, nous avons rencontré Tsai Ming-Liang, l’un des éminents cinéastes taïwanais connus en France où il n’a plus à faire ses preuves. Il nous raconte comment il a abordé la commande que le musée du Louvre lui a faite pour ce film, l’échange enthousiasmant qu’il a eu avec Jean-Pierre Léaud, Laetitia Casta et Fanny Ardant, il nous parle de l’univers qu’il déploie de films en films et de ses méthodes de travail.
En vous passant commande, le musée du Louvre vous a laissé une grande liberté. Est-ce que cette liberté vous a enthousiasmé ou angoissé ?
Au départ, lorsque j’ai reçu l’invitation du musée, je n’ai pas tellement pensé à ça. C’est vrai que le Louvre et les producteurs m’ont laissé une grande liberté au niveau artistique, mais il y avait beaucoup de contraintes matérielles : lieux difficilement accessibles pour le tournage, complications dues au problème de sécurité des œuvres… Si j’ai eu une angoisse, c’est par rapport à cette invitation : il fallait que je sois capable de la rendre, en faisant un film qui soit à la hauteur du musée du Louvre.
Pour trouver le sujet du film, quelles sont les choses qui vous ont été inspirées par le musée, par les observations que vous en avez fait, et qu’est-ce qui était déjà là avant ?
Lorsque le Louvre m’a parlé de ce projet, en 2005, l’idée qui m’est venue tout de suite est de filmer la rencontre de Lee Kang-Sheng et de Jean-Pierre Léaud. Depuis Et là-bas quelle heure est-il ?, que j’ai tourné avec Jean-Pierre, j’ai eu tout le temps envie de refaire un film avec lui. Mais je suis un cinéaste d’Asie, il n’y a aucune raison logique que je puisse tourner un film en France, avec un personnage français – d’habitude, je tourne des choses qui sont plus proches de moi. Mais à chaque fois que je voyais Jean-Pierre, lors de visites à Paris pour la promotion des autres films, j’avais très très envie de le filmer, parfois simplement de prendre une caméra DV et de filmer son visage. C’est pour ça que quand le Louvre m’a invité, j’ai eu tout de suite l’idée de filmer le visage de Jean-Pierre, et de lui faire rencontrer Lee Kang-Sheng, enfin, car cette rencontre n’avait pas eu lieu dans Et là-bas quelle heure est-il ? (dans ce dernier, Jean-Pierre Léaud ne faisait que croiser un autre personnage que Lee Kang-Sheng, ndlr). Mais il fallait trouver une raison justifiant cette rencontre, un prétexte, une situation, une histoire, qui rendaient cette rencontre valable. Avant de l’avoir trouvée cette raison, je me suis laissé aller à visiter le Louvre. Dans un premier temps, ce qui m’intéressait était de voir les œuvres, particulièrement les peintures, et j’ai eu la chance que le Louvre mette à ma disposition un guide professionnel qui m’a donné des clés pour entrer dans les différentes œuvres, les différentes époques. Ce qui m’intéresse particulièrement aussi, c’est l’espace. J’ai donc demandé à visiter les différents lieux du Louvre, je ne voulais pas m’en tenir aux salles d’expositions, je voulais découvrir les différentes architectures. Pour en revenir à Jean-Pierre Léaud, à chaque fois que je l’ai rencontré, j’ai remarqué qu’il y avait des plumes d’oiseau sur sa veste. Ça m’étonnait, et je me suis dit qu’il devait avoir un oiseau chez lui. Alors j’ai voulu rajouter cet élément de l’oiseau dans le film.
Cet oiseau, il est au cœur d’une scène où Jean-Pierre Léaud explique à Lee Kang-Sheng, en français, des choses que ce dernier ne comprend pas. Mais si le langage ne leur permet pas d’échanger, les deux personnages communiquent en regardant tous les deux l’oiseau. Ils ressentent la même chose par rapport à l’animal, leur échange ne passe pas par le langage. Dans tous vos films, les personnages se parlent peu, et lorsqu’ils se parlent, souvent ils ne se comprennent pas, même lorsqu’ils utilisent le même idiome. Mais ils partagent quand même quelque chose, en restant les uns à côté des autres en silence, en regardant les mêmes choses, en accomplissant les mêmes actes, en pensant les uns aux autres, à distance. D’où vient cette façon particulière de communiquer ? Est-elle un trait de la modernité, où les mots peuvent se révéler inaptes à assurer la communication ?
Je n’ai pas tellement de réflexion par rapport à la société actuelle, je regarde ma propre vie personnelle. Dans mes premiers films, il y avait davantage de description de l’extérieur, une observation des rapports entre les individus dans la société moderne, de la place que l’homme occupe dans son environnement, dans l’espace dans lequel il vit. Maintenant, je m’intéresse davantage à entrer dans chaque individu. Par exemple dans Visage, Jean-Pierre Léaud, Lee Kang-Sheng, les autres personnages, moi-même, on se connaît à travers le cinéma : même si on ne s’est jamais croisés, à travers le cinéma, qui est un univers très à part, on se connaît, chacun fait partie de notre vie. Pour moi, l’expérience cinématographique de chacun est très personnelle, et ces gens n’ont pas besoin de se comprendre pour vivre la même chose, parce que chacun fait partie de l’autre. Ce qui m’a intéressé avec Visage, c’est de rentrer dans chaque individu, de comprendre de l’intérieur le rapport qu’il peut avoir avec l’autre, et qui est une expérience, un partage cinématographique. Pour moi le cinéma est une tentative de trouver un autre langage que le langage parlé, un langage cinématographique qui permette une communication à la fois entre les personnages et avec le public. Je ne suis pas le seul à le faire : à l’époque du muet déjà, il y avait cette tentative, en dépassant toute culture, toute langue, de créer un langage universel, visuel, de trouver un langage cinématographique. Jean-Pierre Léaud ne parle pas chinois, je ne parle pas français, mais cela ne m’empêche pas de communiquer avec lui, d’être proche de lui.
Sur la plateau, certains membres de l’équipe parlaient français, d’autres chinois, d’autres hollandais, d’autres anglais. Il devait y avoir plusieurs traducteurs, comment cela s’est-il passé ?
Effectivement il y avait des traducteurs sur le plateau. Mais les techniciens ont trouvé leur propre langage pour se comprendre. Quant à moi, j’avais besoin d’un traducteur pour travailler avec mes différents collaborateurs, mais en général chacun comprenait très vite ce que souhaitait l’autre. Avec les acteurs ça a été facile aussi, ça s’est très bien passé. Avec Laetitia ça a été formidable. Le matin, j’allais la saluer dans sa loge, et je lui racontais les rêves que j’avais faits (je rêve beaucoup), c’est tout. Une fois sur le plateau, elle repensait à ce que je lui avais raconté au sujet de mes rêves, et cela lui permettait de rentrer dans mon univers. Sur Visage, le travail avec tous les acteurs a été formidable. Par exemple, lorsque j’ai demandé à Laetitia de chanter en chinois, elle n’a pas douté une seconde, elle ne m’a pas demandé pourquoi elle devait chanter en chinois, elle a commencé à apprendre le chinois pour pouvoir faire le play-back.
La première scène qu’on a tournée avec Fanny Ardant est celle où elle cherche ses chaussures sous la neige. Au départ elle était assez angoissée. On s’était peu vus avant le tournage, et je ne lui ai pas donné de dialogues très écrits, j’ai juste donné un cadre pour qu’elle trouve ses propres mots. Comme elle n’en a peut-être pas l’habitude, elle m’a demandé de lui donner des choses plus précises que ça. Mais moi ce qui m’intéressait, c’était de la mettre dans une situation, et de voir comment elle pouvait réagir. Elle a accepté, et comme Laetitia elle est partie en s’amusant, elle me faisait confiance. Moi-même parfois je travaille avec cet enthousiasme, même si je ne suis pas certain de la direction qu’on prend, de ce à quoi on va arriver. Par exemple, cette scène sous la neige était très difficile à régler à cause des cinquante miroirs qui se reflètent dans tous les sens. Il est arrivé qu’on passe toute une journée à régler un seul plan. Et quand on avait fini les réglages, la nuit tombait, et il fallait tout refaire le lendemain. Mais lorsqu’on a découvert le côté magique de ce plan là, personne n’a plus douté, on a tous continué à régler plan par plan, même si c’était difficile. On était excités d’aller vers l’inconnu, on avait tous envie de prendre le risque de voir ce que ça pouvait donner.
En général, avez-vous refait les plans de nombreuses fois ?
Le travail avec les comédiens n’a pas demandé de faire beaucoup de prises. C’était plutôt à cause de problèmes techniques qu’il a fallu les refaire : à cause des réglages avec les miroirs comme nous l’avons dit, à cause de la neige, de l’électricité qui a sauté… Les prises les moins nombreuses étaient celles où jouait Jean-Pierre Léaud. Jean-Pierre a une façon de jouer très spontanée, il met toute sa force dans chaque prise, à la première il est déjà au meilleur de lui-même. De plus, son état de santé ne permet pas de l’épuiser. On a donc fait très peu de prises sur les plans avec lui, même si techniquement on n’était pas complètement satisfaits. Par exemple, pour la scène avec Fanny Ardant, devant le miroir, on a fait seulement deux prises, alors que la scripte pensait que Fanny pouvait faire mieux par rapport à son texte. On voulait faire une troisième prise, mais Jean-Pierre était au meilleur de lui-même, on s’en est donc tenu là. Avec Laetitia c’était pareil. Dans la scène où elle colle le scotch par exemple, ce qui comptait était l’état intérieur dans lequel elle se trouvait. Il n’y a eu que deux ou trois prises pour ce plan. La spontanéité des acteurs fonctionnait toujours bien, nos problèmes étaient essentiellement techniques.
Avez-vous travaillé différemment avec les comédiens taïwanais, qui ont déjà tourné dans vos films, et avec les acteurs français ?
Je n’ai pas distingué les deux « groupes ». J’adapte ma façon de travailler à chaque acteur. A certains je donne beaucoup d’indications, à d’autres j’en donne très peu. Par exemple, je n’ai presque rien dit à Jean-Pierre, dès le départ j’ai plutôt décidé de le suivre. Bien sûr, il connaissait le cadre, il avait lu le scénario, mais ce qui m’intéressait était de voir comment il se développait dans le film, comment il réagissait, et de changer le scénario en fonction de ça. C’est le cadre que je me suis donné, parce qu’avec Et là bas quelle heure est-il ? j’avais vu comment il travaillait. De toutes façons, en général je donne assez peu d’indications aux comédiens, je cherche à les pousser au bout d’eux-mêmes, de leurs capacités.
Dans tous vos films, votre univers est très reconnaissable. Ici, on retrouve de nombreux points communs avec vos autres films. Il y a par exemple des scènes semblables (Lee Kang-Sheng fait brûler un papier dans un balcon couvert, il prépare un repas pour sa mère défunte – Et là-bas…), des plans semblables (un matelas qui flotte sur l’eau – I Don’t Want to Sleep Alone) un personnage qui a la tête dans un réfrigérateur ouvert – La Saveur de la pastèque, la fontaine des Tuileries en hiver Et là-bas…), des lieux semblables (le labyrinthe, l’appartement de Lee Kang-Sheng). Ces similitudes sont-elles toutes conscientes ? Quel sens ont-elles pour vous ?
Quand je tourne un film, en général je ne pense pas aux précédents. Les points communs sont une coïncidence, ou plutôt ils sont la répétition de la vie d’un point de vue différent. Et ces points de vue différents finissent par créer une correspondance, des échos, à travers les différents films.
Pour les scènes de comédies musicales, vous avez travaillé avec un chorégraphe (Philippe Découflé). Comment s’est passée votre collaboration avec lui ? Quelle a été votre marge d’intervention quant à l’écriture de ces scènes ? Et sur le plateau, à quel niveau intervenez-vous ? Qu’est-ce que vous déléguez au chorégraphe ?
La collaboration avec Philippe Découflé s’est faite tard : je l’ai rencontré tard, et c’était une très belle rencontre. Philippe avait beaucoup de projets en cours, mais il avait quand même envie qu’on s’amuse ensemble sur mon film. Du coup, beaucoup de choses se sont faites dans l’improvisation. Comme les scènes étaient filmées, évidemment il ne travaillait pas du tout comme lorsqu’il monte un spectacle sur planches. Dès le départ, je l’ai invité à découvrir les lieux que j’avais choisis. Je crois que ça l’a beaucoup amusé de découvrir le souterrain avec de l’eau, ou ce bunker qu’on a transformé en frigo. Il y avait donc un cadre posé, les décors. Et à partir de ça il a dû réfléchir, avec Laetitia, pour savoir quelle danse serait la plus vraie, par rapport à des scènes précises. Pour la scène du frigo, on a beaucoup parlé des plaques de glace, des crochets pour la viande… Je voulais une chorégraphie sans musique, dans laquelle Salomé danse, se dévoile. Une fois que je lui ai expliqué ce que je voulais, Philippe a travaillé avec les danseuses, pour trouver comment rendre cette scène forte, particulière. Voilà comment nous avons procédé avec Philippe. Si j’ai eu cette grande envie de travailler avec lui, c’est parce que j’ai vu pas mal de ses chorégraphies et des vidéos qu’il avait faites. Ce qui m’intéresse particulièrement chez lui, c’est que c’est un chorégraphe qui travaille avec l’image, qui pense la relation entre la danse et le cinéma. C’est un chorégraphe visuel, c’est pour ça que, même si c’était seulement pour quelques scènes, j’avais envie de collaborer avec lui. Mais si cette collaboration a réussi, c’est aussi grâce à Laetitia Casta, qui n’est pas danseuse, mais qui a un don par rapport au geste, une photogénie, une sensualité, que lui a apporté son background de mannequin. Dans la scène où elle chante La Historia di un Amor par exemple, sur la boule de neige, ses moindres gestes, trouvés par Philippe et interprétés par elle, sont d’une sensualité extrême. Peut-être qu’un danseur n’aurait pas pu lui donner une telle force. Il en va de même pour la scène du frigo. C’est donc surtout grâce à Laetitia que des scènes de chorégraphies aussi belles ont pu exister.