Urban Distribution a la riche idée de proposer en DVD, couplé à celui de son récent long métrage, Les Chiens errants, la dernière œuvre cinématographique en date de Tsai Ming-liang : Voyage en Occident. D’une durée d’une cinquantaine de minutes, celle-ci fait suite à une série de cinq autres films courts réalisés depuis 2012 par le réalisateur taïwanais : Walker, No Form, Diamond Sutra, Sleepwalk et Walking on Water. Ces travaux, formant une galaxie de planètes autonomes, nous arrivent au compte-goutte et apparaissent, irrégulièrement, au gré des grands festivals internationaux dans des sélections ou des sections plus ou moins obscures. Tentons de reprendre le fil de cette nouvelle marche qui nous mène de la Chine traditionnelle jusqu’en Occident, et plus précisément à Marseille, mais aussi de la salle de cinéma à la galerie d’art vidéo.

Voyages immobiles
Inspirés par la vie du moine bouddhiste Xuanzang, les films de la série Walker s’avancent sous la forme d’une déambulation à la marge de la société (mais, néanmoins, en son centre) du fidèle Lee Kang-sheng, acteur et alter-ego invariant de Tsai Ming-liang, dans l’espace, généralement, d’une rue ou d’un escalier. Drapé dans un kesa rouge typique des religieux bouddhistes, les yeux fermés et la tête baissée, l’acteur marche au ralenti – progression infinitésimale – dans un contraste saisissant avec le monde qui l’entoure et qui tourne, lui, à vitesse a priori normale. Par cette immobilité qui n’en est pas une (Xuanzang traverse toujours en définitive le cadre des plans-séquences fixes, même si cela doit lui prendre dix ou quinze minutes), un nouveau rapport au temps est accordé au spectateur qui peut s’interroger à loisir sur l’origine d’un tel dispositif. Les films ne donnent rien, aucun signe, aucun sens. C’est au spectateur de créer le hors-champ de cette démarche majestueuse. Quelques recherches nous permettent ainsi d’apprendre que Xuanzang est une figure méconnue de la Chine traditionnelle. Né au VIIème siècle, ce moine s’est mis à parcourir la Chine à la recherche de textes sacrés du bouddhisme. Insatisfait des mauvaises interprétations et de la nature incomplète des écritures bouddhistes existantes, il a continué son parcours jusqu’en Inde. Ce périple de près de vingt ans a inspiré le roman Le Voyage en Occident (également connu sous le titre La Pérégrination vers l’Ouest) écrit par Wu Cheng’en durant la dynastie Ming. Dans ce roman fantastique, le moine rencontre toute une série de monstres prêts à le dévorer pour obtenir l’immortalité car sa chair pure donnerait dix mille années de vie à qui la mangerait.
Tsai Ming-liang réécrit la légende de ce récit en le transposant à sa façon dans différentes villes du monde : Taipei, Hong-Kong, sa ville natale de Kuching en Malaisie, ou encore, comme ici, Marseille pour ce Voyage en Occident. Une destination par film, à la manière des aventures d’un Tintin chauve et taiseux qui parcourrait le globe comme on traverse une rue dans une nouvelle quête du vide. Cependant, cette série s’inscrit dans la continuité de l’œuvre que construit Tsai Ming-liang depuis plus de vingt ans tout en poussant son dispositif formel dans ses derniers retranchements narratifs et esthétiques. En effet, montrés en festivals ou lors de rétrospectives, ces films ont ensuite trouvé, quasi naturellement, leur place dans des circuits hors marchés, comme les galeries ou les installations d’art contemporain, domaine vers lequel le cinéaste s’est tourné ces dernières années. L’aridité du récit, combiné à son caractère répétitif et programmatique, siérait à ces nouveaux espaces de projection et confirmerait la défiance de plus en plus forte du cinéaste taïwanais pour l’industrie artistique. Et Tsai Ming-liang, cinéaste exilé hors des salles, de déclarer : « Avec cette série de films, Walker, je désire que le spectateur puisse méditer sur cette question : est-ce que voir un homme qui marche, qui est en mouvement mais sans avoir de but et sans parler, peut être considéré comme une œuvre cinématographique ? Ces films visent à permettre au spectateur de repenser dans leur quotidien leur rapport au temps et à l’espace. Ils sont un moyen de prendre la pulsation de chaque lieu et d’en faire ressortir son rythme propre, d’en prendre la température en quelque sorte.» Et cette méditation du spectateur que Tsai Ming-liang appelle de ses vœux passe inévitablement par une reformulation et un déplacement de son cinéma. Reformulation, par l’introduction d’un nouveau personnage de fiction : disparaît Hsiao Kang, filmé depuis son adolescence dans Les Rebelles du dieu néon en 1992, et apparaît Xuangzang, ce moine bouddhiste dont les pérégrinations à travers le monde sont désormais le motif des travaux artistiques du cinéaste. Déplacement, de la salle de cinéma à la galerie. Le spectateur est assigné à une nouvelle place, plus mouvante et instable, que celle, confortable et identifiable, du fauteuil de cinéma.

Éloge de la lenteur
Comment Xuanzang est-il arrivé à Marseille ? Aucun des quatorze plans du film ne donnera la réponse. Mais le voici qui émerge d’une cave pour atteindre la rue. Il sera suivi au même rythme par Denis Lavant dont le personnage, on l’apprendra toujours dans le hors-champ du film, s’appelle Dragon. En effet, il se trouve que, dans le livre original, le moine est censé être aidé dans sa quête par des divinités qui tiennent à protéger son voyage périlleux. Aussi le Grand Bouddha lui offre plusieurs protecteurs, dont un dragon. Cette mission (protéger le moine) lui permet d’effacer les conséquences de ses erreurs passées qui l’ont transformé en démon et ainsi de racheter ses fautes, d’être pardonné par le Ciel et de devenir à son tour un bouddha ou un saint. On comprend mieux dès lors les premiers plans du film avec Denis Lavant/Dragon, impassible, triste gardien de la ville qui nous fixait pendant plusieurs minutes, faisant resurgir les fantômes de ses rôles précédents chez Léos Carax ou Claire Denis. Son visage, pareil à une falaise en bord de mer, était filmé comme une montagne à arpenter, un pas après l’autre dans le creux délicatement buriné de ses traits.

L’effort nécessaire pour escalader ce rocher ou traverser cette rue demande au spectateur un temps pour caler sa respiration, et ainsi trouver le rythme adéquat pour accéder aux beautés de la lenteur qui émanent de ce Voyage en Occident. Beautés dues à la nouvelle valeur accordée à chaque détail désormais visible, à chaque geste dont la conscience est dorénavant entière. Libéré de la contrainte de la vitesse, le spectateur peut réapprendre la douceur d’un geste dans un monde où un corps en crise doit retrouver de nouvelles coordonnées. Le moine Xuanzang nous enseigne alors peut-être ceci : nos corps doivent réapprendre à bouger face aux mutations techniques et technologiques qui ont acté un nouveau régime du mouvement dans nos sociétés. Il n’y a qu’à regarder cette foule à la chorégraphie désynchronisée qui inonde l’écran mais qui ne s’y imprime pas, ces passants qui ne font que passer : ils ignorent tout de la lenteur et de son pouvoir de révolte. Si le cinéma est un art du geste et si cet art essaie de trouver lesquels nous permettraient désormais de nous adapter à nos sociétés, Tsai Ming-liang, en guérisseur du mouvement, nous propose un monde de lenteur. De nouvelles perceptions que le carton final de Voyage en Occident souligne : « Comme des étoiles, un défaut de vision, comme une lampe, une illusion magique, des gouttes de rosée, ou une bulle, un rêve, un éclair, ou un nuage, ainsi devrait-on voir ce qui est conditionné. »
Le cinéaste l’avait annoncé puis démenti : Les Chiens errants devait être son dernier film de « cinéma ». Puis non, c’était juste un coup de fatigue. Néanmoins, Tsai Ming-liang se tourne désormais, ou se retourne plus exactement, vers le théâtre et les arts vivants – il a monté une pièce à Bruxelles en mai dernier, Le Moine de la Dynastie Tang, qui reprenait justement le personnage du moine Xuanzang interprété, là aussi, par Lee Kang-sheng. Performance qui prenait place, évidemment, dans un ancien cinéma de la ville, l’hôtel Marivaux.
