Dans notre tandem d’agents très spéciaux en mission sur l’île vénitienne du Lido pour la Mostra 2013, les divergences d’opinions sur un film ont été assez rares pour se faire remarquer. La plus notable a ceci de particulier qu’elle ne concerne pas un film, mais deux — vus dans un intervalle de moins de vingt-quatre heures et soulevant, chacun à leur manière dont nous discutons encore du succès, la même question : celle de la représentation de la déchéance humaine. Il s’agit du documentaire Feng Ai (à l’international : ‘Til Madness Do Us Part) de Wang Bing, hors compétition, et de la fiction Jiaoyou (Stray Dogs) de Tsai Ming-Liang, en compétition. Tentons de synthétiser ici les ambivalences qui ont fait débat.
Jusqu’à ce que la folie nous sépare
Wang Bing s’est introduit avec sa caméra dans un hôpital psychiatrique du sud-ouest de la Chine. Sur le seul étage qui lui a été ouvert (mais la cour intérieure lui permet de voir partiellement au-delà de cette limite), il en a suivi quelques pensionnaires, du balcon circulaire à barreaux où ils traînent leur mal-être jusque dans leurs derniers retranchements, ces chambres collectives crasseuses où ils n’ont guère autre chose à faire que croupir. Certains étaient vraiment malades à leur arrivée, d’autres ont été envoyés là par leurs proches pour qui ils devenaient néfastes (du moins c’est ce que ceux-ci laissent entendre), d’autres sont là à la discrétion du pouvoir qui s’en défie (on trouve notamment des musulmans). Tous ceux à l’image manifestent, à des degrés divers, l’usure mentale de ce qu’il faut bien appeler un emprisonnement (et le film ordonne leur apparition de manière à interpeller sur la corrélation entre leur degré d’affection et leur temps de séjour). Tous seront suivis sans répit par une caméra qui s’impose — et impose ses constats — par la durée des plans, jusqu’à suivre la course à pied de l’un d’eux en de longs travellings, cinéaste et coureur tournant évidemment en rond, actant la liberté restreinte dans l’espace clos.
La démarche de Wang, risquée, produit de nobles résultats qu’il faut saluer. En témoignant des moindres faits et gestes des individus, il leur rend une certaine existence que le système médico-carcéral leur refuse. Il donne au regard du spectateur la possibilité d’entrevoir chez eux, sous la gangue de dérèglement à laquelle l’internement contribue, l’humanité plus ou moins enfouie. Il interroge le visage de la société civile qui permet cet avilissement, au moment des apparitions d’une épouse qui, ayant fait interner son mari (pour violences conjugales, semble-t-il), occupe l’essentiel de ses visites à l’infantiliser et le culpabiliser. Il prolonge même son étude au-delà des murs, suivant l’errance sans but d’un pensionnaire libéré au sein d’une société qui continue de le tenir à distance, à moins que ce ne soit lui qui ne la reconnaisse pas. Pour autant, la question des moyens, et notamment du régime d’image employé, demeure. Fallait-il que cette caméra inflexible suive le calvaire de ces hommes dans les moindres détails, jusqu’aux plus dégradants, sous prétexte de témoignage intégral ? Était-il nécessaire, par exemple, qu’elle regarde certains uriner par terre, ou se laisser aller à des actions aussi peu flatteuses, alors qu’on peut se demander si les filmés sont à ces moments conscients de sa présence ? Même s’il ne s’agit que de détails de plans motivés sur leur longueur par la captation du temps entre ces murs, même si on peut supposer que Wang s’est débarrassé de scènes plus dures encore au montage, même s’il montre une certaine pudeur face à certaines visions intimes (des caresses entre un homme et une femme à travers les barreaux), la question de sa position face à l’humain à la dérive, de l’utilisation qu’il fait du spectacle de la déchéance, se pose.
Chiens errants, regard insistant
Le parti pris de Tsai Ming-Liang dans Jiaoyou inspire un doute similaire, quoique sous une forme un peu différente. Adepte des plans longs, voire très longs (de mauvaises langues diront : interminables — l’avant-dernier doit atteindre les quinze minutes), Tsai ne filme pas des temps de mouvement, mais des temps d’attente. Tandis que sa caméra, le plus souvent fixe sinon pivotant sur son axe, suit de son point immobile la lutte des personnages pour maintenir leur vie à flot (un père qui s’esquinte pour nourrir ses enfants dans une misère noire, une femme qui s’en sort mieux matériellement et habitée d’une détresse plus intime), elle laisse s’installer la lourdeur croissante des minutes, l’ennui, l’approche d’un point de rupture provoqué par une érosion discrète mais palpable. Cela donne lieu à des moments saisissants et déchirants, comme ce passage où le père, immobile sous la pluie à tenir un panneau publicitaire pour gagner sa croûte, entonne un chant traditionnel sur les morts au combat pour lutter contre la fatigue physique et mentale qui le gagne. Mais une telle approche, reposant sur son point de vue immuable sur chaque scène (et parfois regardant ses personnages de haut, comme dans la salle de bain vers la fin), n’est pas à l’abri de la pose, de l’amour du plan imparable primant sur la relation à la détresse filmée. Dans certains plans, même, on en vient à soupçonner Tsai de générer des coups de force à retardement, l’attente avant l’éclat le plus choquant possible. On pense par exemple au plan où la femme, après avoir observé longuement une photographie murale, s’accroupit inopinément pour uriner (encore une histoire de pisse, décidément), ou encore à celui où le père, au fond du trou, s’attaque brutalement et longuement à un chou. On se demande à ces moments-là si le cinéaste n’instrumentalise pas l’extrême désarroi à laquelle l’humain peut être acculé pour affirmer, narcissiquement, la puissance de son art.