« Ce cinéma est hanté », prévenait l’un des mystérieux personnages de Goodbye Dragon Inn sans que l’on ne sache s’il parlait uniquement du lieu où se déroulait l’action du film (un cinéma sur le point de fermer) ou bien de l’art de Tsai Ming-liang. Au regard de l’ensemble de la filmographie du cinéaste, l’avertissement fonctionnait sur les deux niveaux et continue aujourd’hui, avec Les Chiens errants, d’inoculer une inquiétude teintée de surnaturel aux films du réalisateur taïwanais.
Cinéaste du vide, Tsai Ming-liang a développé un art de la pantomime aride et désenchantée en laissant ses personnages zoner dans des décors fréquemment désertés, captant leur indolence aphasique par le biais de longs plans fixes. Malgré cette stylisation de la vacuité – qui lui a parfois été reprochée –, le cinéma de Tsai Ming-liang, dans ses meilleurs moments, ne pourrait être réduit uniquement à la mise à plat d’une maîtrise formelle impeccable : non seulement cette élégance rigoureuse a souvent été capable d’accueillir quelques saillies obscènes ou potaches, mais elle a aussi fréquemment été la première couche d’un empilement vertigineux. Voilà ce qui fait de cette œuvre un « cinéma hanté » : derrière leur apparente préciosité, les films du Taïwanais sont travaillés par une potentielle annulation de ce style faussement impassible (grâce à un humour diffus et une impudence parfois flagrante), en même temps qu’ils ouvrent toujours une fenêtre sur un monde halluciné, un espace trouble où la réalité se distille dans un onirisme ou une fantasmagorie particulièrement sombres.
La complainte de l’homme-sandwich
Sombre, Les Chiens errants l’est assurément. Sa longue ouverture dans une chambre aux murs calcinés annonce même parfaitement la tonalité crépusculaire du film ; par ailleurs présenté par le réalisateur comme son dernier – bien qu’il ait, depuis, conçu le moyen métrage Journey to the West, dévoilé à la dernière Berlinale. Après cette introduction figée, Tsai Ming-liang présente, en deux temps, les trois personnages principaux : un laissé pour compte, gagnant chichement sa vie en faisant l’homme-sandwich sur un carrefour bondé, et ses deux enfants, livrés à eux-mêmes et occupant leurs journées en rôdant dans les allées d’un immense supermarché.
Les chiens errants du titre, ce sont eux ; des marginaux vivotant dans une précarité progressivement exposée par le film (les nuits dans un abri de fortune et la toilette dans des w.-c. publics). S’il affiche pour la première fois très clairement une colère sociale, le cinéaste taïwanais ne livre en rien un catalogue d’injustices. En témoigne notamment la sidérante séquence durant laquelle le père, faisant le pied de grue avec son panneau publicitaire, se met à chantonner avec une rage étouffée le poème du XIIe siècle, Une rivière remplie de rouge. S’agit-il pour autant de muer le trottoir où se tient le personnage en discrète estrade politique ? Non, car filmée en gros plan, la séquence ne se concentre que sur le visage larmoyant du fidèle compagnon de route de Tsai, l’acteur Lee Kang-sheng ; comme s’il s’agissait essentiellement d’inscrire, dans une chair vieillissante, une colère sans âge – lier en un seul geste l’urgence d’une situation sociale actuelle (ce corps maltraité par la misère) et l’immuabilité d’une condition humaine (le chant ancestral).
La saveur du chou
Ainsi, même en égrenant lentement des scènes teintées de naturalisme (repas de la famille, désœuvrement des enfants, etc.), Les Chiens errants se meut sur un territoire surnaturel où les personnages passent – grâce au montage – de la zone urbaine à un espace sauvage en franchissant simplement une grille de chantier ; ou encore, d’un marécage battu par la pluie à un appartement ravagé par un incendie. Cette discontinuité spatiale désorientante – renforcée par la fragmentation d’un scénario toujours en retrait – insuffle à la ville de Taipei un caractère d’étrangeté et compose une géographie limbique où une poignée de spectres erreraient de ruines en centres commerciaux, de rues en marais.
On croirait donc Tsai Ming-liang revenu à ses afféteries éthérées, flottant dans son habituelle stylisation du néant. En réalité, le cinéaste n’a – semble-t-il – rarement été aussi proche d’une forme capable d’aller chercher dans l’abstraction (montage elliptique et lieux de tournage ahurissants) des éléments beaucoup plus triviaux. La scène où un Lee Kang-sheng ivre dévore piteusement un chou s’avère, à cet égard, particulièrement emblématique : finis les jeux sensuels avec des pastèques (Vive l’amour et La Saveur de la pastèque), lisses fruits qui furent le « formalisme chosifié » de Tsai, cette fois l’acteur fétiche du cinéaste croque sans grâce dans un légume fripé – symbole d’un cinéma désormais capable d’investir un champ plus terre-à-terre, sans pour autant renoncer à ses effrayantes fantasmagories.