Degas et moi aura donc été le dernier film de Michael Lonsdale, qui s’est éteint le 21 septembre dernier. L’occasion de revenir sur ce court-métrage où des Pallières, de retour à sa forme de prédilection, ausculte dans un portrait complexe la figure d’un artiste au travail.
Pour prendre la mesure de l’effet produit par Degas et moi, peut-être faut-il revenir un instant en arrière et dire quelque chose du sentiment qu’on avait perdu le cinéaste tant aimé, incisif et mélancolique, du désormais classique Disneyland, mon vieux pays natal et des scintillantes Poussières d’Amérique ; celui, souverain, d’Adieu ; et même celui de Parc, quand bien même son art y avait atteint un point de boursouflure. Cherchant légitimement à se renouveler, et peut-être à élargir le spectre de ses spectateurs en arpentant les voies d’un cinéma plus spectaculaire et narratif, il avait d’abord accouché de Michael Kohlhaas. Beau film décevant, paradoxal, imposant dans sa sobriété même – presque subie et, en même temps, volontariste. Film-ellipse qui ne gardait trace que d’une épure de l’action, d’un entre-les-lignes du récit, et dont l’âpre ascétisme, quoique syncopé et fiévreux, donnait l’impression de brider les émotions contenues en germe et ne pas laisser se déployer la réflexion éthique mise en branle… Puis vint Orpheline où, sans abandonner la marque d’un geste d’Auteur (à travers la structure du montage, à rebours, par blocs, et l’emploi d’une actrice différente pour chaque époque et énergie de la vie du personnage), il semblait dans le même temps chercher à se fondre dans un récit réaliste, mettant radicalement en sourdine son art consommé de la métonymie et du télescopage. Là encore – et plus encore – prévalait l’impression que le film passait à côté de lui-même.
Et puis, un beau jour, on tombe sur l’un de ces petits films que l’Opéra de Paris commande aux cinéastes depuis quelques années maintenant — d’où étaient nés, entre autres, les explosives Indes galantes de Clément Cogitore. On tombe, donc, sur Degas et moi : un retour en arrière vers ce que des Pallières sait faire de mieux (l’essai filmé hétéroclite) qui est aussi un bond en avant, un nouveau pas dans sa réflexion d’artiste. Tout commence par l’ouverture d’une porte par un vieil homme, enregistrée sur pellicule. L’émotion est immédiate. Parce que le vieil homme, c’est l’immense et humble Michael Lonsdale, dans ce que l’on sait désormais être son dernier rôle au cinéma. Parce que malgré la couleur, il a l’air d’avoir été filmé à la naissance du cinéma. Enfin, parce que les tressautements de la pellicule et les variations de lumière accompagnent de façon troublante ses propres tremblements de vieillard — épousent ? soulignent ? redoublent ?… En même temps que l’émotion, revient subitement à l’esprit que des Pallières, pour inventif, intelligent et même retors qu’il ait toujours été, n’a jamais reculé devant la redondance, la trop grande évidence. C’est que l’essentiel, chez lui, réside dans le trop ; dans cet excès qui est un écart, au même titre que celui qu’il a creusé par ailleurs – de façon plus « traditionnellement moderne », si l’on ose dire – entre l’image et le son.
Avec ses grands sujets (l’Histoire, la Culture, la Politique) et ses effets de forme (travail sur la matière, montage virtuose), son cinéma n’est pas ce qu’on pourrait appeler un cinéma subtil. Les grands films de des Pallières sont des œuvres « complexes, mais avec un vocabulaire très pauvre, très simple, très réduit », selon ses propres termes. Ce qui est pourtant loin d’en faire un cinéma tautologique. C’est que, tout en se lançant de front à l’assaut du Sens, à bras le corps et parfois même avec de gros sabots, il ne se contente pas de cela ; il convoque l’impureté, frotte le noble au prosaïque (le mythe de Noé et un vendeur de slips dans Adieu), trace des ponts énigmatiques (Chaplin et des vaches dans Is Dead), ouvre en somme des brèches inattendues. Détonant cocktail qui fait rendre gorge au sens et produit de l’ambiguïté, de la dialectique et du mystère, en même temps que de puissantes émotions. Et c’est peut-être ce qui clochait dans ses deux derniers longs métrages : le manque d’impureté. Dans le soustractif Michael Kohlhaas, le sens était englouti dans un flot homogène de sensations (le vent lourd, les herbes sèches, les insectes). Dans Orpheline, il se dissolvait dans la quête d’un certain naturel, dans le flux des pulsions de l’héroïne et des coups du sort s’abattant sur elle.
Épuisement
Un vieil homme, disions-nous. Et des cartons patiemment égrenés, résurgences de l’art ébouriffant de l’intertitre déployé par le cinéaste dans Diane Wellington et Poussières d’Amérique, à la croisée de la nécessité du récit et du suspense plastique, de la délivrance d’information et de la déflagration affective. Il s’agit de la visite d’un jeune artiste à son ancien maître Degas, qui est aussi – superposition encore, écart toujours – celle du cinéaste à son ami et acteur Michael Lonsdale. Ce dernier a pris de l’âge et de la barbe, ressemble plus que jamais à un vieux chien sage sorti d’un dessin animé japonais. C’est totalement Lonsdale, mais ce pourrait être Degas. La « reconstitution » se limite au costume porté par l’interprète ; son vieil appartement bourgeois fait illusion quelques secondes, mais à bien y regarder, rien n’a été fait pour gommer les traces du contemporain : on aperçoit même un numéro de portable sur un post-it. Et pourtant, puissance de la matière filmique, chimie picturale des couleurs, magie de l’incarnation : on s’y croit. Plus que dans n’importe quel film d’époque besogneux.
Les images sont muettes, mais on jurerait entendre le timbre aigu et suave, le ton réfléchi et gourmand du comédien, qui ne tardera pas à se manifester. Pour l’instant : des paroles sans son, des yeux embués de larmes et encore des cartons, simples et poignants, évoquant la dégénérescence de l’homme et de l’artiste, la mort du second semblant toujours précéder celle du premier, à qui elle offre un triste et impuissant sursis. On est ému, mais on commence à se demander si cet hommage au vieux maître, accompagné d’une variation dépressive sur une sonate de Schubert, tiendra la distance ; s’il ne risque pas de virer à la marche funèbre ou à l’entre-soi.
Survient alors une première coupure radicale : une longue séquence où un jeune artiste dessine les élèves d’un cours de danse — évocation de l’intérêt que porta Degas, à travers pastels, peintures et sculptures, aux danseuses de l’Opéra de Paris. Comme lors de la scène précédente, le passé et le présent se mêlent de façon troublante : on a parfois l’impression d’être vraiment au temps de Degas, avant d’être rappelé à la réalité par les piercings d’une danseuse, ou par les voitures traversant la place de l’Opéra.
Par la voix de Lonsdale, plus éraillée et traînante qu’on ne s’y attendait, le vieux maître se livre à un bilan de sa vie de professeur dans une lettre à un ancien apprenti. Après un propos leste sur son incapacité, désormais, à faire la cour à une danseuse – propos qui prendra une lourde signification un peu plus tard –, il s’excuse d’avoir pu être trop intransigeant au nom de l’art. Un lien se tisse avec la pratique de la danse, connue pour son extrême exigence, ses intraitables professeurs, sa quête de grâce et de légèreté au prix des meurtrissures du corps. L’artiste est d’ailleurs incarné par Bastien Vivès, auteur de la bande-dessinée Polina, précisément située dans ce milieu-là. Mais le lien reste pour ainsi dire mental : ce n’est pas ce que des Pallières cherche à montrer. Échauffements, esquisses de mouvements… à rebours de cette tension entre l’effort et le résultat, c’est l’atmosphère de travail, les à‑côtés de la création qui l’intéressent et qu’il capte.
La caméra donne à voir les gestes, la répétition à l’œuvre. Des Pallières malaxe la matière à l’aide de ralentis et d’accélérés aléatoires, obtenus à la prise de vue : il cherche, en un de ces dispositifs analogiques à la fois « idiots » et fertiles dont il a le secret, quelque chose qui s’approcherait de l’énergie du coup de fusain et de la qualité d’attention du dessinateur en action. Une nouvelle fois, pourtant, on commence à se demander si la séquence, à chercher ainsi la joliesse à toute force, presque en roue libre, n’atteindra pas vite ses limites. Mais cette fois-ci, la rupture se fait attendre. Lesdites limites sont non seulement atteintes, mais dépassées. Et c’est dans la longueur même, dans l’épuisement du dispositif qu’une gêne, un questionnement, finissent par s’insinuer.
Par « longueur », faut-il le préciser, on veut parler de quelques minutes seulement ; et par « épuisement », du temps qu’il faut à l’esprit pour passer d’un état à un autre. Des Pallières n’est pas Kechiche, et quand bien même il chercherait comme ce dernier à presser jusqu’à la dernière goutte, quoi qu’il en coûte, le jus d’une expérience sensuelle, le temps bref qui lui est imparti ne le lui permettrait pas. Mais Kechiche est avant tout un démiurge instinctif, presque un inconscient mû par le ça, tandis que des Pallières, pour le meilleur et pour le pire, est un intellectuel doté d’un sévère surmoi ; il vise autre chose, et le prix à payer semble lui importer. Vivès, quant à lui, se trouve avoir écrit et dessiné, après Polina, des romans graphiques très travaillés par le désir masculin hétérosexuel, tantôt délicatement troublants (Une sœur, Le Chemisier), tantôt outrageusement provocateurs (Les Melons de la colère, Petit Paul), toujours à deux doigts du malaise. Pas de véritable malaise ici, aucun regard déplacé. Mais la conscience aiguë et incontournable, une fois les fameuses limites dépassées et la fragile efficience du chromo émoussée, que face à nos yeux, des jeunes filles en tutus sont dirigées par un homme, dessinées par un homme et filmées par un homme.
Dialectique
En d’autres termes : le fameux male gaze est mis à nu. Sans auto-flagellation moralisante, sans même chercher à inventer un quelconque autre regard. D’une façon plus déroutante et ambiguë, sans doute roublarde et pourtant honnête : en questionnant en cours de route son dispositif, en assumant son geste au point de le rendre réflexif. En faisant tenir ensemble le cliché et sa critique, le kitsch dépassé de jeunes filles virevoltant à contre-jour sous une lumière mordorée et la puissance de portraits face caméra qui leur restituent en un quart de seconde leur singularité et leur statut d’individues.
Survient enfin la deuxième rupture, qui prolonge et acte ce décentrement du point de vue, ce pas vers la subjectivation de la femme-objet. Un pas qui n’est pas un basculement complet : la caméra suit une des élèves rentrer chez elle, mais de dos – c’est-à-dire sans épouser son regard, ni la personnaliser. Un peu comme « un homme » suivrait « une femme » dans la rue… L’instance narrative continue d’assumer son regard masculin. Mais dans le même temps, elle met en avant l’historicité de la condition des femmes en organisant la rencontre entre le passé et le présent : sur le dos de la jeune danseuse se projettent les mots d’une voix féminine lisant des extraits du journal qu’a tenu un modèle de Degas, évoquant d’abord sa pudeur à se mettre nue pour la première fois de sa vie devant un homme, puis le sévère sexisme et le furieux antisémitisme du bonhomme.
« Peut-on être un artiste sans cœur ? », se demandait Degas quelques minutes plus tôt. Hypocrisie ? Peut-être. Déni ? Sans doute. Complexité, assurément. En parallèle, on revoit Michael Lonsdale, errant cette fois dans la rue, hagard. On pourrait être tenté de voir dans cette dernière partie du film la simple affirmation qu’on peut avoir été à la fois un grand artiste et un salaud – pas un scoop, certes. Ce serait passer à côté de ce qui importe vraiment : moins l’affirmation en elle-même que la manière de lui donner corps par l’écoute de mots précis. Non tant l’idée selon laquelle il ne faudrait pas oublier la part d’ombre de Degas, mais ce que cela fait d’aimer l’artiste malgré celle-ci, et d’éprouver le choc d’intensités contradictoires : la bouleversante beauté du vieil homme suivie de son pathétique naufrage ; la douceur de ses excuses suivie de la virulence délirante de sa judéophobie et de sa misogynie.
La question de l’antisémitisme, qui, de Drancy Avenir à une saisissante réplique de Parc, hante depuis longtemps le cinéma de des Pallières, paraît ici moins centrale que celle du sexisme. Elle constitue pourtant, au-delà du choc, l’une de ces données avec lesquelles on doit composer pour admettre le multiple dans l’un. Il n’empêche : ce que le film questionne vraiment, c’est le rapport de l’homme (artiste, regardeur) aux femmes (modèles, objets). « Est-ce qu’un artiste est un homme ? » demande encore Degas dans la voix off. En acte, des Pallières répond par l’affirmative. Sans occulter que le sexisme n’empêcha pas Degas de manifester autre chose qu’un regard concupiscent ou méprisant sur les femmes, ni de capter, derrière les corps imprécis saisis en plein élan, dans des éclats de couleurs et de lumière, quelque chose de la singularité des modèles qu’il peignait. Mais sans balayer l’idée que ce sexisme devait bien être pour quelque chose, tout de même, dans son obsession pour les jeunes danseuses. Et sans oublier non plus que sa façon tyrannique de se comporter avec ses modèles n’était peut-être pas vraiment la condition nécessaire de la beauté de ses œuvres, et encore moins une donnée accessoire. Au-delà des querelles manichéennes et des questions mal posées sur « l’homme et l’artiste », il y a un écheveau tortueux à détisser, une irréductible et infinie dialectique (qui n’empêche pas de prendre position).
Comment faire tenir ensemble les circonstances parfois peu glorieuses de la création artistique et la beauté des œuvres, sans justifier les premières par la seconde ? Comment parler des artistes du passé à l’ère d’une conscience toujours accrue des formes de la domination, sans verser dans le révisionnisme ni se réfugier dans le déni ? Comment assumer son point de vue d’homme, sans s’en satisfaire ni s’en excuser ? Telles sont les questions mises à l’épreuve par des Pallières qui, en à peine vingt minutes, aura réussi à embrasser tout ensemble l’Histoire de l’Art, des représentations et de la domination, l’amour de l’art tel qu’il a été et la conscience politique des conditions qui l’ont rendu possible, la beauté de la vieillesse, le naufrage de la vieillesse, la beauté de la jeunesse, la vanité de la jeunesse, la beauté du regard de la vieillesse sur la jeunesse, la dégueulasserie du regard de la vieillesse sur la jeunesse, la beauté du regard de l’homme sur les femmes, la dégueulasserie du regard de l’homme sur les femmes…
Cette élégie lucide au vieux monde est décidément une ode bouillonnante à la complexité.