À la sortie de Parc, Mathieu Macheret regrettait, non sans raison, le refuge d’Arnaud des Pallières dans les hauteurs de son talent visuel et sonore, presque aussi sclérosé que le monde qu’il décrivait, au détriment des relations, du rythme, de la vision d’ensemble. À l’époque déjà, on trouvait toutefois que continuait à être unique et stimulante l’obstination du cinéaste à creuser avec énergie la voie d’un cinéma politique qui ne se cantonne pas à la dénonciation, qui offre un festin aussi âcre que généreux pour les yeux, les oreilles, le cerveau et l’âme. Même si on préfère la voie plus humble, mais pas moins politique ni inventive, d’Is Dead, le beau portrait de Gertrud Stein qui accompagne le film sur cette édition DVD.
On dit souvent que les films perdent à être vus en DVD, qu’ils sont faits pour être vus en salles. Sans doute. La première fois. Et si certains, pourtant, gagnaient à être revus en DVD ? Les films-monstres, par exemples, monumentaux, intimidants (comme En avant, jeunesse) : et si les DVD servaient à les rendre plus proches ? Revoir Parc sur petit écran, c’est prendre un peu de distance avec le côté « machine rutilante en roue libre » qu’il avait en salle. C’est aussi se familiariser avec ses figures – pas tout à fait des personnages (l’influence de Godard, sans doute), mais un peu plus que des symboles.
Évidemment, avec les noms de Marteau et Clou, des Pallières prenait un gros risque. Mais ce qui frappe, finalement, c’est le trouble, les nuances qui s’introduisent dans cette partition à gros sabots. L’art du cinéaste a toujours résidé dans une téméraire bataille avec la question du Sens, développant une déconcertante contiguïté entre pieds dans le plat et rétention, pesante littéralité et décrochages fantastiques. Cela en tête, on peut voir Parc comme une manière de partir de la Fable ultra-lisible pour en détisser les grosses ficelles.
Parc, c’est un film de Haneke piraté par Lynch et son approche atmosphérique du mystère des êtres et des choses, délesté de la leçon de Père-la-Morale qui observe les humains mariner dans leurs miasmes. Bien qu’ici le panel ne soit pas brillant, une chance est donnée à chacun. Presque trop, étonnamment… Le riche industriel pétri de certitudes et ébranlé par le comportement de son fils est parfois inquiétant mais n’est pas un mauvais bougre ; les névroses et le cynisme sont davantage du côté de celui qui éprouve du dégoût pour le monde auquel il appartient, et qui affronte l’impossibilité de lui régler son compte sans perdre toute humanité. Du coup, pas un pour sauver l’autre. Si le film déçoit, c’est que dans sa louable entreprise de ne pas trop accabler ses protagonistes – sans oublier pour autant qu’ils sont responsables du système dans lequel ils évoluent –, il se boucle à la fois sur le constat flou d’une terrifiante impuissance et sur un retour apaisé et presque rassurant de la famille Clou chez elle.
Cette mise en crise des certitudes idéologiques n’est pas sans vertus ni beautés. Elle atteint son apogée de mystère lorsqu’un étrange guérisseur vient extirper le fils Clou de l’ataraxie en lui faisant s’imaginer un endroit agréable, puis répéter cent fois le mot Amour… Quelle différence fondamentale avec l’environnement censément paradisiaque dans lequel il vit et qu’il a tenté de rejeter ? En le sortant de sa léthargie, le guérisseur l’a‑t-il simplement aidé à se réconcilier avec le monde clos des possédants, dont il serait alors un ambigu gardien, ou lui a‑t-il fait accéder à un nouveau niveau de conscience doublée de sérénité ? Et le fils de descendre l’escalier vêtu d’un débardeur imprimé du visage du Che, avant de devenir le gentil voiturier du voisinage…
La stratégie du grand écart qui a toujours été celle de Des Pallières, Parc l’applique tout particulièrement à la douceur et à la violence, toutes deux extrêmes. Exemplaire est à ce sujet la femme de Marteau, trop esquissée, trop spectrale, mais dont on apprend que la violence du caractère est inversement proportionnelle à celle du climat et des faits qui secouent le monde. La scène où elle donne son couple en spectacle – scène typique de déballage de névroses en milieu bourgeois – tire une force étonnante de son étrange apesanteur (caméra caressante, montage syncopé, corps flottants entre net et flou, regards perdus davantage que choqués), ainsi que de la douceur avec laquelle Mme Clou enjoint la fauteuse de trouble d’arrêter.
Des Pallières possède toujours une capacité unique, quoique un poil imposante, à sidérer : voir la scène de sexe extraordinaire d’intensité, ou le plan de Clou découpant la porte d’une église avec la tronçonneuse qu’il utilisait avec tant de jubilation dans son jardin, quelques scènes plus tôt. Des Pallières continue de créer des rapports poétiques entre image et son, et persiste à creuser de violents et vertigineux souterrains sous la surface qu’il semble caresser (les couverts de luxe d’une riche demeure, un tableau de la Cène et cette glaçante réplique : « J’espère que vous n’êtes pas juif. »). Pour cela, même si des Pallières est un peu trop des Pallières, il reste un cinéaste qui compte, et dont on attend avec impatience l’adaptation de la nouvelle Michael Kohlhaas de Kleist.
Bonus
En 1999, après quelques courts métrages et un long, Drancy Avenir, le cinéaste consacrait un documentaire à Gertrud Stein dans le cadre de la collection « Un siècle d’écrivains » de Bernard Rapp : Is Dead (Portrait incomplet de Gertrud Stein). Sans doute son film le moins terroriste, dans lequel il déploie pourtant des figures stylistiques récurrentes chez lui (les plans tremblés sur les tombes accompagnés de la voix off d’un mort, ainsi que la partie tournée chez des paysans, annoncent clairement Adieu), mais avec quelque chose de plus serein, peut-être parce que le sujet de la commande y joue le rôle de garde-fou – et surtout sans que jamais ne prévale l’impression d’une tartine avant-gardiste qui se refuserait à la simplicité que commande généralement ce type d’émission didactique. Il y a quelque chose des « Cinéastes de notre temps » d’André S. Labarthe dans sa démarche : une manière à la fois personnelle et admirative de parler d’un artiste.
Encore et toujours, un balancement entre des analogies évidentes (des parterres de fleurs parce que Stein écrivit « A rose is a rose is a rose ») et des décalages énigmatiques (des vaches sur l’évocation d’une conversation sur le cinéma et l’opéra entre Gertrud Stein et Charles Chaplin). Is Dead se paie pourtant le luxe de réussir un film « à la manière de » expérimentant des équivalences visuelles, rythmiques, sonores aux textes de Stein – projet casse-gueule s’il en est, et potentiellement lourdingue. Ses jeux de répétitions, d’accélérés, de ralentis dialoguent à merveille avec les archives radiophoniques de Stein lisant ses poèmes, ressassements scientifico-poétiques sur la répétition et la compréhension triturant le langage, le sens, les sonorités.
Outre par Stein elle-même, ses textes sont lus par Michael Lonsdale et Micheline Dax. Le premier ouvre et clôt le film, reste off et incarne sa part mélancolique : enfance, réflexions sur la mort du Père, la guerre, l’être et le souvenir, l’éternité. Belle idée que ce décalage, cette voix d’homme si douce s’appropriant les mots de la dame sévère qu’on voit apparaître dans les images d’archives. Micheline Dax, elle, lit l’Autobiographie d’Alice Toklas – en fait une autobiographie de Stein écrite par elle-même mais dont la narratrice est sa compagne –, filmée dans un salon bourgeois, incarnant la part mondaine de la vie de Stein à Paris, où elle connut Picasso, Braque, Matisse.
Il y a dans Is Dead une belle et incongrue manière d’impliquer ses participants, de détourner les procédés attendus (une actrice lit un texte de l’auteur, des images illustrent le propos) en les incarnant au maximum : Micheline Dax boit du thé ou lit en silence, absorbée par le livre, tandis que sa voix off continue ; les images tournées dans le village où Stein passait ses étés sont un véritable documentaire muet sur les paysans qui y habitent. Lonsdale fait exception, qui assume au contraire une désincarnation totale nourrissant, quant à elle, la part inquiète du cinéma de Des Pallières, celle qui s’interroge sur la mort et le legs de l’Histoire. Se rappeler que ce film a été commandé par et pour la télévision – ce qui, du reste, est aussi le cas de Disneyland, mon vieux pays natal – laisse aujourd’hui songeur.