C’est peu de dire que nous avions aimé Disneyland, mon vieux pays natal, dernier court-métrage en date d’Arnaud des Pallières. La poignée de ses films parvenus jusqu’à nos écrans avaient, pour nous, acquis une position déterminante à la suite de tout un pan du cinéma moderne, celui de la dissociation entre images et son. Adieu, son second long-métrage sorti huit ans après Drancy Avenir (1996), avait même réussi à intégrer les audaces expérimentales de ses courts-métrages aux enjeux d’une fiction à deux faces, jouant subtilement des décollements de la bande-son pour entremêler ses deux récits parallèles au mythe biblique de Jonas. Des Pallières, on le sentait, pouvait gagner du terrain, gagner du public et peut-être, pourquoi pas, devenir l’un de ces cinéastes qui, non content de renouveler les formes, les font passer auprès d’une plus large audience que celle de l’avant-garde. Ce rôle de redistributeur est terriblement important. Il manque en tout cas terriblement à un cinéma français qui peine encore à se régénérer.
Ces premiers films avaient dressé, sur le mode sépulcral, un portrait de la France au visage hostile, où règnent la peur de l’étranger et l’exclusion. Drancy Avenir s’interrogeait sur le zèle d’un pays qui, en plus de collaborer, avait ouvert son propre camp d’extermination des Juifs, où l’horreur s’accomplissait quotidiennement en pleine banlieue parisienne, parmi nous. Disneyland… voyageait également dans l’horreur d’un camp reclus, le parc d’attraction de Marne-la-Vallée où toute la journée errent les monstres de nos rêves colonisés. Enfin, Adieu suivait le parcours d’un exilé politique, fuyant l’Algérie pour la France sous la pression des menaces, vivant ici dans la clandestinité et renvoyé là-bas en charter. Parc, si l’on peut dire, enfonce le Clou: il traite, à travers la famille Clou, de la peur et du désir de réclusion de la classe possédante et fait subir à son installation confortable une attaque «terroriste». Seulement, l’intense gravité des précédents films s’est changée, on ne sait par quelle malheureuse opération, en morgue, et leurs subtiles expérimentations en rhétorique pesante. Les savants rapports d’images sont devenus Fable majuscule.
Georges Clou (Sergi López) est riche et sûr de sa légitimité de riche. Il mène au Parc, ville privée semée de somptueux pavillons, une vie bonhomme, pleine de l’idéal d’accumulation de nos sociétés capitalistes, entre golf, canoë, jardinage et baise torride avec sa femme (magnifique Nathalie Richard). Leur fils Tony (Laurent Delbecque), adolescent lunaire, subit un sérieux coup de blues: il rentre tous les jours les genoux écorchés, s’allonge de longues heures sur son lit et menace de buter sa prof (Judith Henry). Il aspire à la liberté et refuse le programme de vie qu’on lui impose. À l’extérieur, dont le contact n’est offert que par le truchement hygiénique du poste de télévision, la crise des banlieues fait rage et amplifie par contraste la séparation et le confinement de ce petit monde privilégié. Arrive alors Paul Marteau (Jean-Marc Barr), bel homme embué de spleen, as de l’expropriation au passé trouble, marié à une blonde névrosée (Delphine Chuillot), qui s’installe dans le voisinage. Posant sur ce monde un regard désabusé et empli du dégoût de lui-même, il se donne pour mission de faire avaler à ce paradigme du bien-être tyrannique qu’est Georges Clou la dure leçon du chaos. Marteau, Clou, vous avez compris?
À la rigueur, pourquoi pas? Pourquoi ne pas tenter la fable ultra-lisible, en lieu et place de n’importe quelle grisaille psychologisante? Après tout, on sent bien que des Pallières fuit comme la peste l’étude sociologique ronronnante de la plupart des fictions nationales. Mais on ne peut s’empêcher de penser à quel point la forme de sociologie investigatrice à l’œuvre dans Drancy Avenir frappait pertinemment au cœur des problèmes contemporains d’urbanisme et de logement. Le sujet de Parc appelait un tel effort de socio-topologie. Le problème, c’est que ce refus, cette garde prise à se tenir hors du mode de représentation dominant devient vite une obsession sclérosante. Alors qu’il entreprend la critique du confinement social, des Pallières se confine lui-même dans un souci d’originalité, de différence, de hauteur de style, de personnalité, au désavantage complet du rythme de son récit et de l’existence de ses personnages. Ces derniers n’apparaissent que comme des marionnettes, rouages mécaniques de la Fable, agis par Sa volonté, remués par les fils qu’Elle plonge dans leur dos. Leurs belles silhouettes en suspension dans un univers coloré, magnifiées par la somptueuse-photographie-de-cinéma – un poil trop coquette – de Jeanne Lapoirie achèvent de souligner à gros traits l’artificialité de l’ensemble et transforment le film en maison de poupée. Le résultat, c’est que Parc devient lui-même un programme, une belle machine sophistiquée dont l’application ne s’écarte pas un seul instant du chemin qu’elle s’est tracé.
Cette façon coercitive de travailler le sensible à la loupe, de le ceindre dans les exigences plastiques du plan, en essouffle toute imprévisibilité. On dirait que des Pallières a le nez dans le guidon, sculpte en orfèvre le petit détail mais ne voit plus rien de la cohérence d’ensemble. Si bien que son film, bloc inamovible d’art artiste, se présente à nous sous une forme étrange, brisée, enclavée: les deux personnages principaux isolés chacun dans sa part de récit, ne se croisant presque jamais; des scènes isolées elles aussi, trop travaillées indépendamment et dès lors séparées des autres, privées d’un élan qui les relierait toutes. Il n’est presque rien qui nourrisse la relation de Georges Clou et Paul Marteau, rien hormis un plan qui les réunit enfin voguant sur un petit canot. La dernière scène, celle de la punition, déboule alors dans une forme de gratuité malvenue, augmentant le film d’une quinzaine de minutes dispensables, chargées d’une lourde pluie qui tombe aussi drue que sa symbolique.
Parc est l’exemple parfait du film qui se mord la queue. Confit dans sa volonté de maîtrise du moindre détail, l’indiscutable talent de mise en scène du cinéaste n’efface pas sa familiarité avec le désir tout aussi superficiel du personnage-victime Georges Clou à contrôler le moindre détail de son existence. Tout se pare d’une symbolique en béton armé qui se loge jusque dans le plus petit accessoire, le plus petit élément de décor. Il n’est rien qui n’apparaisse dans le plan sans faire signe, sans cligner de l’œil au spectateur et afficher ostensiblement sa lisibilité ou, au contraire, son opacité. Un chien, un bracelet, une tronçonneuse, ne sont jamais simplement chiens, bracelets ou tronçonneuses, mais volontés de discours, traits d’auteur, signaux de reconnaissance. On ne peut s’empêcher de penser à un autre cinéaste, Robert Guédiguian, à qui l’on a beaucoup reproché ses excursions du côté de la fable : on mesure aujourd’hui la liberté, la respiration, le dosage efficient entre conventions et attention au réel d’un film comme L’argent fait le bonheur. Tout ce qu’on espère à ce point, c’est que des Pallières ne devienne pas un nouvel auteur-logo, avec ses signes reconnaissables en guise de marque de fabrique: ses plans ultra-composés selon une formule qui n’appartiendrait qu’à lui, ses éclairages denses, ses fulgurations sonores, les nappes musicales de Martin Wheeler. On en doute fortement, certes, mais Parc n’est à ce sujet pas franchement rassurant.
Un coup dans l’eau. Dommage. On attend la suite.