La première partie de Désenchantée s’achève après le déferlement d’une substance pétrifiante sur Dreamland, transformant ses habitants en de lourdes statues de pierre. Ces corps jusqu’alors animés se retrouvent enrobés d’une matière rocheuse qui les prive de tout mouvement. C’est que le cap tenu par Désenchantée consiste précisément à mettre à l’épreuve la matière et la pesanteur de corps sans cesse maltraités par une mise en scène fondée sur la cascade burlesque et la gesticulation. Après Les Simpson et Futurama, la nouvelle série créée par Matt Groening s’ancre pourtant au sein d’un imaginaire fantastique si identifié qu’il semble d’entrée de jeu épuisé et presque figé. Dans le royaume fantastique de Dreamland, le roi Zøg tente de marier de force sa fille Bean, enfant issue de son union avec la reine Dagmar, dont on apprend qu’elle a été pétrifiée des années auparavant. Au fil de péripéties improbables dont l’horizon est toujours relancé par l’appel de l’aventure, Bean fait la rencontre d’Elfo, un elfe candide, et de Luci, un démon à l’apparence féline. Ce decorum typique d’heroic fantasy n’est au fond qu’un point de départ propice, justement, au désenchantement du merveilleux par une approche matérialiste des corps et des objets, à rebours de la magie propre au genre fantastique.
Le laboratoire
Si ce désenchantement passe en premier lieu par la satire et le contrepoint comique apporté aux stéréotypes de la fantasy, à grand renfort de princesses alcooliques, de roi bedonnants et de magiciens de pacotille, c’est dans le gag burlesque qu’il trouve une façon d’être concrètement mis en scène sans se reposer seulement sur le décalage des personnages. Le trio au centre de la série, composé de Bean, Elfo et Luci, ne propose pas qu’une forme d’équilibre narratif – un personnage principal (Bean) tiraillé entre candeur (Elfo) et perversion (Luci) –, mais offre avant tout trois corps aux propriétés singulières. Si celui de Bean s’avère souple et agile, celui d’Elfo est aussi insensible à la douleur que profondément fragile. Catapulté de toutes parts, son indifférence à la chute le mène d’ailleurs à sa perte : la première partie se clôt sur sa mort, après qu’il ait été durant plusieurs épisodes vidé de son sang par le magicien de Dreamland. Luci, quant à lui, s’inscrit dans le sillage du personnage de Bender dans Futurama, non pas tant au regard de sa personnalité débauchée (il fume, boit et s’avère aussi charismatique que malveillant) que de sa capacité à pouvoir se transformer à l’envi. Dans les premiers épisodes de la seconde partie, la trajectoire de Luci suit en cela le fil d’une évolution animale. D’abord enfermé dans un bocal dont il adopte la forme à la manière d’un protoplasme ou d’une larve, il parvient, durant l’épisode 2, à grandir et à se faire pousser des ailes, attributs dont il sera in fine privé après avoir trahi ses confrères démons pour sauver Bean et Elfo. Ce même épisode 2 met d’ailleurs en exergue les deux perspectives laborantines qui guident l’entièreté de la série : d’une part montrer que les corps animés peuvent être maltraités de mille et une façon, d’autre part affirmer que le drame se tient autant dans la maltraitance de ces corps que dans leur retour à l’immobilité.

Le début de l’épisode 2 oppose ainsi les corps flottants et sans poids du paradis, où réside Elfo après sa mort, à ceux souffrant en enfer, où Bean et Luci attendent son arrivée pour ramener l’elfe chez les vivants. Après avoir provoqué Dieu, Elfo est envoyé directement vers les bas-fonds par un retour soudain de la pesanteur. Le sol du Paradis s’effrite comme un sablier et Elfo tombe dans le vide. Lors de sa chute, l’elfe candide est entraîné dans un parcours machinique et expérimental, nommé « Processing Center », où ses propriétés corporelles sont mesurées par une série d’impacts et de maltraitances en tout genre. Elfo est brûlé, frappé, étiré, écrasé, torturé et propulsé dans tous les sens (images ci-dessus). Pour le rejoindre, Bean et Luci doivent passer par une zone sans gravité. Lors de cette séquence vertigineuse où le dérèglement des lois physiques s’ajoute au découpage littéral d’un espace fragmenté, un court gag annonce un premier changement de tonalité. Un enfant, isolé sur l’une des plateformes rocheuses en lévitation, est pris dans une boucle infernale où la boule de sa glace tombe puis remonte indéfiniment sur son cornet. Ici, la liberté qu’offre l’animation concernant le poids des corps et des objets physiques est associée à un gag dont la répétition laisse entrevoir le fond possiblement cauchemardesque.
Au fond du trou
La suite de l’épisode 2 se joue en ce sens sur une note bien plus sombre. Une fois réunis en enfer, Elfo et Bean sont condamnés, pieds et mains liés, à regarder en boucle la scène où Bean a fait le choix de redonner vie à sa mère pétrifiée plutôt qu’à son ami elfe. Cette séquence apporte une nuance capitale : le plus grand des désenchantements ne réside pas dans un rappel des corps animés à la matière, mais dans la possibilité d’un retour à la fixité comme d’une répétition dramatique. La seconde partie de Désenchantée suit en somme les déboires d’une princesse en mouvement, qui tente d’échapper à une malédiction qu’elle aurait héritée de sa mère. La série synthétise d’ailleurs cette trajectoire en une seule et même scène, à la fin du dixième épisode, pour affirmer que les aventures de Bean, Elfo et Luci sont bel et bien amenées à se poursuivre. Accusée de sorcellerie pour avoir involontairement blessé son père, Bean est condamnée au bûcher aux côtés d’Elfo et de Luci. Ces trois corps animés apparaissent ici figés et sont rendus à leur vulnérabilité alors que le feu se propage dangereusement. Le sol s’effondre alors sous leur pieds et les trois personnages chutent dans un trou pour s’écraser au sol et rejouer une forme d’accouchement (images ci-dessous). Ils sont alors accueillis par une figure maternelle : Dagmar, la mère de Bean, pourtant présumée morte quelques épisodes plus tôt. Là encore, le mouvement induit par leur chute libère les personnages d’une mort certaine, avant qu’ils ne soient mis face à une scène dramatique qui se répète – celle sur laquelle s’était déjà terminée la première partie, où une mère et sa fille sont in fine réunies, prêtes à tomber de nouveau.