Un spectateur qui profite de l’enregistrement des rires d’une sitcom pour dénoncer les pratiques frauduleuses d’une entreprise de location de limousine ; des vidéos de préventions routières dont le message est court-circuité par l’étrange profession qu’exerce le personnage de la conductrice ; un vénérable professeur obsédé par ce que contient l’assiette de son ancien élève : les meilleurs sketchs de I Think You Should Leave sont quelque part impossibles à résumer. Ce n’est pas la moindre de leur qualité : tenter de les raconter à une connaissance s’avère tout aussi hilarant (voire plus) que de les regarder. L’esprit d’escalier qui caractérise l’humour de Tim Robinson, bien souvent au centre des sketchs qu’il coécrit et met en scène avec Zack Kanin, s’apprécie ainsi sur le long terme ; plus on y repense, plus c’est drôle. Car la présence clownesque et trollesque de Robinson, avec son jeu grimaçant, s’adosse à un improbable arsenal de mécanismes humoristiques : son irruption dans le champ annonce toujours une dérive burlesque, mais bien malin celui qui pourra en deviner le cheminement.
Si cette saison 3 frustre par sa brièveté, seul point faible de la série (six épisodes de vingt minutes tous les deux ans, c’est peu à se mettre sous la dent), elle se montre aussi dense que précise, prolongeant l’œuvre de quelques sketchs hilarants. L’écriture apparemment déliée du duo – animée par un goût pour la surenchère et le n’importe quoi – dissimule quelques principes moteurs de comédie aussi rodés qu’alambiqués. Dans le tout premier sketch de la série, Robinson se trompe de sens pour ouvrir une porte. Pour ne pas perdre la face devant le recruteur avec lequel il vient de passer un entretien d’embauche, il s’entête dans son geste, jusqu’à forcer les gonds. Au-delà de métaphoriser son titre (cette invitation contrariée à sortir), la séquence synthétise les fondements de la série : un décor simple, un échange policé entre des personnages, puis l’irruption dans l’esprit de l’un d’eux d’une logique déviante, qui va tirer une situation banale vers une absurdité abyssale. De cette équation de base, la série tire de multiples variations, par l’étirement des situations et leur diversité. L’élément perturbateur surgit souvent là où on ne l’attend pas – comme par exemple sous les traits d’un passant qui a coincé sa queue de cheval en essayant de passer sous une voiture mal garée –, mais il est parfois niché en plein milieu du cadre et gangrène dès la première image une situation déjà outrancière.
Poétique du spam
L’effet de surprise que suscitent ces déviations est redoublé par la manière dont elles s’offrent à nous, c’est-à-dire essentiellement sous la forme de logorrhées criardes de Tim Robinson et d’autres comédiens qui interprètent plus ou moins le même rôle. Le jeu de l’ancien comique du Saturday Night Live n’est pas sans agacer. À dessein : la série se plaît à faire exploser la limpidité d’une communication bien réglée, d’une parole qui circule conventionnellement au sein d’espaces de sociabilité convenus (un public de sitcom, un programme de télé-réalité balisé, un échange entre collègues, etc.). Les microrécits se trouvent comme altérés par l’irrationalité et la frénésie de Tim Robinson (ou de ses avatars), dont les curieux systèmes dysfonctionnels – un groupe d’amis secrets, une chaîne de paiement dans un fast food – court-circuitent l’ordre social établi.
Il n’est pas anodin que les sketchs s’appuient régulièrement sur une technologie hasardeuse (des mini-jeux en ligne à une médiocre réalité virtuelle) : les embardées de Robinson, ponctuées des trouvailles dont il a le secret (« We should be able to look at a little porn at work »), rappellent presque l’expérience désagréable d’être assailli par un spam ou un virus, nous faisant perdre prise face à son pouvoir de nuisance. Les seules véritables chutes qu’admettent la série s’apparentent d’ailleurs à des bugs épousant la logique irrationnelle du trublion. Dans l’un des sketchs les plus brillants de cette dernière saison, un employé de bureau, dont il ne faut surtout pas flatter l’inventivité, importune sa collègue avec ses prétendues visions (« j’ai cru voir une petite dague » dit-il en désignant son stylo ou encore « un petit maquereau » en pointant son Stabilo). En adoptant finalement son point de vue, la mise en scène offre, au moyen de rudimentaires effets spéciaux, une illustration de ses improbables hallucinations. Quand elle se love ainsi dans l’imaginaire du troll, prenant soin de figurer avec tendresse sa poésie aussi plate qu’incompréhensible, la série ménage un comique étrange, ode singulière aux esprits créatifs, plus précieux encore quand ils sont animés par la plus imprévisible médiocrité.