Carlos Saura signe un film étonnant, d’ombres et de lumières, de carton et de fumée : dans les décors peints d’une Venise ou d’une Prague fantasmées, théâtralisées, il retrace la vie de l’abbé Lorenzo Da Ponte, librettiste de Mozart, et plus particulièrement la genèse de l’opéra Don Giovanni, un des plus hauts sommets de la création musicale depuis l’invention du genre. Entre le libertinage de Da Ponte et le rire désabusé de Mozart, le spectateur découvrira les grands moments de cet opéra complexe, illustrés par une élégante et précise reconstitution musicologique.
La frêle existence des élans du cœur
Film entièrement dévoué à la scène, aux planches du théâtre et de l’opéra, Io, Don Giovanni utilise les artifices des arts du spectacle : maquillages et perruques, beaux costumes, calèches et palais sont l’apanage de ce genre appelé « film en costumes », mais Saura dépasse bien vite l’écueil possible de cette thématique en proposant une lecture critique de la notion même de déguisement, de costume, de transformation de l’espace et des corps des acteurs ; l’ouverture du film, illustrée musicalement par un mouvement célèbre des Quatre Saisons de Vivaldi, Venise oblige, nous montre par une prolepse qui sera bien vite expliquée, un décor de théâtre, un bric-à-brac de tréteaux et d’accessoires, jeté pêle-mêle sur une gondole qui flotte silencieusement dans le brouillard des canaux de la cité des Doges. Tout n’est qu’artifice fuyant, tout n’est que faux-semblant, cabotinage, tel ce personnage – on découvrira qu’il s’agit de Casanova – contrefaisant, anticipant en vérité, l’incipit d’une des scènes les plus essentielles dans l’histoire de la musique, l’entrée de la statue du commandeur lors de la scène dite « du souper » dans l’opéra de Mozart. Les personnages rient, hurlent, chantent, crient, pleurent, aiment avec fougue, se quittent brutalement, ils sont plus vivants que la vie elle-même. Ainsi vont les personnages de théâtre, êtres bi-dimensionnels, qui doivent pour exister brûler leur éphémère existence dans les feux de la passion. Le style de Saura, celui de Carmen, est bien là : loin de la chaleur et de la sècheresse torride du flamenco et du cante jondo, Saura parvient à communiquer son habituelle force vitale par les gestes énergiques, les mouvements des corps, perpétuels (les personnages bougent beaucoup, ils parlent souvent en gesticulant, ils marchent, ils courent, ils fuient). Mais une subtile mélancolie affleure sous les éclats et les bravades : l’utilisation de décors peints, de tableaux d’époque servant de paysages, achève de nous ramener à la réalité tout en la niant constamment. Le monde est un théâtre, Shakespeare l’avait dit quelque temps avant El Burlador de Sevilla de Tirso de Molina, pièce traduite parfois avec impertinence par Le Baiseur de Séville, première apparition fictionnelle de Don Juan, personnage espagnol. Saura ose filmer ces vacillants décors, ces villes de carton-pâte, de trompe‑l’œil, procédés théâtraux de l’époque qu’il veut représenter : on n’avait pas vu cela depuis le Perceval le Gallois de Rohmer. Belle illustration de l’angoisse existentielle inhérente à l’opéra de Mozart, à Mozart lui-même, l’enfant prodige piégé dans la représentation et l’artifice, n’ayant pas pu dans son enfance et son adolescence s’abstraire du jeu des conventions sociales pour vivre en trois dimensions. Cette fragilité permanente, Saura l’utilise pour illustrer l’évanescence des passions humaines qui, bien que mises au service de l’inspiration, finissent dans l’oubli. Une belle façon de montrer que la musique est au service de la pérennité, et qu’elle seule demeure aujourd’hui, lien lui-même fugace, car la musique est le seul art qui disparaît au moment même où il accède à l’existence.
L’ancien et le nouveau
Ce film repose sur des couples, des associations de personnages, qui parfois se croisent, mais restent toujours associés à leur double ou à leur contraire. Saura utilise cette mécanique pour distinguer les idées et les comportements du passé opposés à leur pratique contemporaine, celle du XVIIIe siècle, le siècle des Lumières.
Observons un de ces couples, les personnages de Casanova et Da Ponte, aux instincts libertaires (il est question de Voltaire et de Rousseau, condamnés par les autorités ecclésiastiques de l’époque) et libertins (le parallèle entre le personnage de Don Giovanni et l’abbé Da Ponte est un ressort constant de l’intrigue). La liste des péripéties de ces personnages devenus légendaires de leur vivant n’est certes pas exhaustive dans le film de Saura : le réalisateur explore une toute petite partie de la vie de ces deux hommes, connus pour leurs aventures amoureuses, leur talent littéraire, même si Casanova dépassa dans ce domaine le sympathique abbé. Les deux se sont rencontrés, c’est un fait avéré, et on murmura que Casanova participa modestement à l’élaboration de l’opéra de Mozart, ce qui est aujourd’hui admis. Da Ponte connaîtra comme Casanova une longue vie ; on sait qu’il a terminé sa carrière aux États-Unis, honoré, fêté, respecté ; on lui doit l’introduction de la tradition opératique de l’autre côté de l’Atlantique. Casanova, dont l’œuvre littéraire est un trésor, espion, diplomate, écrivain, escroc parfois, partageait avec Da Ponte et Mozart l’appartenance à la franc-maçonnerie, souvent évoquée dans le film, et cause de bien des déboires de Da Ponte, lui qui a reçu les ordres ! Saura, par le jeu complexe des manigances d’un Casanova vieilli et les atermoiements, les doutes d’un Da Ponte torturé par sa conscience impose la vision d’un personnage digne de Janus : Casanova représente un futur possible pour Da Ponte, qui finit par s’engager dans une voie plus conventionnelle. Saura ne donne pas de leçon morale, toutefois : le personnage de Casanova, interprété avec un mélange de gouaille et de dignité par Tobias Moretti est traité comme une sorte de « parrain », de bienveillant vieillard qui a su développer une sagesse détachée des petits soucis de ce monde.
Da Ponte, personnage principal, est également associé à Mozart : une assez bonne reconstitution de la vie du compositeur nous permet de sourire. La fébrilité de la création, les parallèles habilement mis en scène (l’invention de la scène d’ouverture de l’opéra est imaginée et représentée par un Da Ponte qui se dédouble en un Don Juan pénétrant dans le lit d’un amour de jeunesse perdu), tout cela participe de la puissance de vie que Saura veut à chaque instant illustrer, contre les accents mortifères de l’ordre établi, qu’il fût religieux ou artistique (on appréciera un Salieri un peu maladroit, et finalement assez débonnaire, loin de sa diabolisation à l’époque romantique, lui qui fut professeur de Schubert, Liszt et Beethoven !). Mais là où Casanova servait de modèle et/ou de repoussoir à Da Ponte, Mozart est sobrement décrit comme inaccessible. Le génie, expression galvaudée au sujet de Mozart mais qu’il faut bien reconnaître, transcende l’existence terrestre de Da Ponte, Casanova, et de leurs amantes et amies. Mozart est ici tourmenté. Il a des problèmes d’argent, de santé, il approche de la fin de sa courte vie, il a le rire des sages, lui qui a trente-six ans a édifié une somme musicale et artistique qui résonne bien longtemps après la disparition des plaisirs terrestres de ceux qui l’ont connu, et qui sait recréer la saveur même de ces plaisirs, la chair de ces humaines faiblesses, qui sont brandies tel un poing vengeur vers ce Ciel impitoyable abhorré des libertins, par le personnage de Don Juan.
Cette exception mozartienne dans le film est le véritable moteur de cette reconstitution mélancolique : le dernier couple qu’il faut évoquer, c’est Mozart et son père, dont l’ombre plane sur la vie de son fils. Au cours de la conception de Don Giovanni, Leopold Mozart meurt ; il fut lui-même compositeur et « impresario », certains diront père abusif, de Nannerl et Wolfgang, la sœur et le frère surdoués. Dans un monologue joué, et c’est significatif, dans les coulisses d’un théâtre, donc hors du paradigme constant de ce film qui se déroule dans des décors, ce qui constitue une sorte d’introspection spatiale dans la psyché d’un personnage, Mozart pleure sur son père et sur sa jeunesse morte avec lui, jeunesse sacrifiée. Bouleversant témoignage que l’on veut bien croire authentique, tant est grande l’adéquation de ces mots douloureux avec les études musicologiques et biographiques sur le compositeur. La fragilité de Mozart, sa confession, lui donnent une dimension supérieure aux autres protagonistes de l’histoire, même Da Ponte dont la voix off parcourt le film, mais qui joue trop souvent avec les mensonges et les dissimulations. C’est dans cette mort du père, à la fois psychanalytique et physique que Mozart donne l’image de la modernité qu’il incarne, ou plutôt, Mozart reste un musicien classique, il sublima le style plus qu’il ne le dépassa, c’est ainsi que Mozart cesse d’être Mozart : il devient un messager prophétique qui nous parle de l’autre côté de la mort, de l’autre côté du théâtre, depuis les coulisses de la vie.
Un genre difficile
Saura parvient à surmonter les difficultés du film-opéra, en évitant justement de filmer de l’opéra ; il filme la création, les répétitions, l’élaboration. Certes, on assistera à de belles représentations de scènes célèbres de l’opéra, comme l’air du catalogue, imaginé comme lié à une sous-intrigue du film, ou encore la scène d’ouverture, et bien entendu la stupéfiante scène du souper, moment rare dans l’histoire de la musique, où une musique presque venue d’un autre temps emporte dans l’au-delà la résonance de ses notes, inouïes à l’époque de la création de l’opéra. Saura a employé des musiciens qui jouent sur des instruments d’époque, avec des effectifs bien plus réduits que dans nos théâtres actuels. Le résultat est convaincant, et on appréciera notamment les tempi choisis, la dynamique jamais forcée, les articulations précises, et des chanteurs engagés qui ont accepté de jouer également devant la caméra, mais de jouer comme ils le font sur une scène de théâtre, ce qui confère un naturel à la représentation qui manque toujours dans les expériences passées de films-opéras, comme Don Juan de Losey, justement.
Concluons sur la référence inévitable qu’impose le film de Saura : Amadeus de Milos Forman. S’il s’agissait de comparer la véracité des deux récits, on évoquerait la totale invention de Forman, et le respect plus pointilleux, mais non dénué d’erreurs de Saura. Il est préférable d’honorer la mémoire du film de Forman, admirable dans sa perfection formelle, exalté, jubilatoire, exubérant, et de ne pas l’opposer au film de Saura intimiste, troublant, plus élitiste dans ses références. L’un complète l’autre, et le Mozart de Lino Guanciale semble un double, parfois, de celui de Tom Hulce, ce qui achève d’ériger le compositeur en modèle intemporel, jamais le même, et pourtant toujours égal à sa légende, au mythe qu’il est devenu.