Après Flamenco (1995) et Tango (1998), Carlos Saura poursuit ses explorations musicales en s’attaquant au fado. L’Espagnol se frotte au fameux chant portugais, jetant d’heureuses passerelles entre les deux pays de la péninsule ibérique. Explorations musicales donc pour ce nouvel opus, mais explorations cinématographiques aussi. Rappelant par son dispositif scénique l’esprit de ses deux autres films musicaux, tout comme son Carmen, Carlos Saura ne fait pas ici œuvre de documentaire historique, mais met en scène toute l’âme du fado d’hier et d’aujourd’hui. Une réussite.
Ça commence comme une invitation à une balade dans Lisbonne. Une balade musicale à travers les ruelles, les multiples escaliers, les coins et recoins lumineux de la capitale portugaise, alors que se déploie la voix suave de Carlos Do Carmo. Et puis, non. Ce ne sera pas une balade dans Lisbonne. Ce ne sera pas une balade en extérieur, mais un voyage à travers l’âme du fado. En studio.
C’est à une vision très personnelle du fado que nous convie Carlos Saura. En choisissant le pluriel pour le titre de son film, il entend mettre en scène des variétés infinies de ce chant. Partant des racines africaines (l’Angola, le Cap Vert, le Mozambique) et brésiliennes de ce genre musical, il s’intéresse aussi à la jeune génération qui renouvelle le genre, en passant par les mythes consacrés, les Amalia Rodrigues, les Alfredo Marceneiro. Carlos Saura ne fait décidément pas dans l’académique. La forme même de son film s’en ressent : ici, point de voix off, d’explications historiques et/ou sociologiques de ce que représente cette expression unique où toutes les palettes des émotions sont concentrées dans une voix. La forme originelle – une guitare sèche, une guitare portugaise (la fameuse viola qui apporte ses accents plus aigus), une voix – est ici déclinée, augmentée. C’est une fanfare brésilienne au rythme endiablé, un groupe de rap chantant un hommage au « poète de la rue » Alfredo Marceneiro, c’est Mariza, la Luso-Mozambicaine blonde platine, jeune voix d’or reprenant des standards d’Amalia Rodrigues, on encore un fado du 19ème siècle. Caetano Veloso et Chico Buarque ont aussi été convoqués pour parler de cette musique issue des quartiers mal famés, même si ses origines sont imprécises. Le genre serait probablement né au Brésil où les esclaves africains mêlèrent leurs rythmes aux modhinas, airs des salons nobles.
Une succession de fadistas (les chanteurs de fado), donc, le film étant construit comme autant de petites scènes enchaînées par de longs et beaux fondus au noir, dépouillées de voix parlées. La musique seule a sa place ici. La musique, la danse, et le cinéma.
Le cinéaste de 75 ans bouscule les conventions en adjoignant des chorégraphies au chant. Un rap, un tango, un flamenco, de la danse contemporaine… Carlos Saura s’amuse, joue des codes de la séduction et cite au passage Flamenco et Tango, vus ici comme des cousins du chant portugais. D’abord avec une scène montée comme une petite histoire à l’intérieur du film, d’un homme navigant entre deux femmes, dansant avec elles un tango réinterprété à la sauce contemporaine, danse qui devient une joute entre les deux femmes qui se disputent cet homme, danse habillant les paroles d’un fado d’une fière femme. Le cinéaste force le trait, rejoue la scène d’une taverne mal famée, se plait à filmer une bataille féminine, comme un mélodrame. Puis c’est un flamenco dans la scène « Fado espagnol », où une sublime danseuse ondule devant un miroir tandis que la voix de l’Espagnol Miguel Poveda et de la Portugaise Mariza se répondent. Les danseurs s’arrêtent et regardent sur grand écran des images d’Amalia Rodrigues, déjà assez âgée, répétant Solidão, puis reprennent la répétition d’une autre chorégraphie… On pense à Carmen (1983), à ce même studio et aux coulisses de la répétition du spectacle magistralement mis en scène par le cinéaste espagnol.
Pour ces chorégraphies aussi diverses que réussies, aussi émouvantes, fortes et délicates que les voix qu’elles accompagnent, un véritable dispositif scénique a été convoqué. Dans Fados, la fabrication de l’œuvre a toute son importance. Avec cette mise en scène, l’immense salle-studio dans laquelle a filmé le réalisateur, espace clos, s’élargit pour prendre toutes les couleurs du dehors. Jeux de miroirs, angles qui agrandissent ou rétrécissent les murs, lumières chaudes, costumes travaillés des danseurs… Fados est un véritable spectacle. D’où le dehors, quand bien même le film se déroule en studio, n’est pas absent. La lumière se transforme en coucher de soleil reflété sur le mur et le sol, comme plongeant dans une mer imaginaire. Carlos Saura ne déroge à sa règle du tournage en studio que pour filmer un moment de grâce dans une « maison de fado », où plusieurs chanteurs, hommes et femmes, confrontent leurs voix, se levant tour à tour. Comme si tous portaient ce chant, cette saudade intraduisible, une nostalgie teintée de souffrance et d’amour, depuis leur naissance.
La fin du film revient en studio et dévoile l’arrière-scène, les coulisses et la carcasse du dispositif ingénieux monté par le cinéaste et son équipe. La caméra prend alors de la hauteur et filme en contre-plongée, en tournant, fluide, dans tous les coins de cette immense scène-studio, jusqu’à venir nous englober dans son œil. Comme pour nous entraîner à, nous aussi, à notre tour, continuer de capter l’âme du fado. Toute l’âme de ce chant poussé à son paroxysme avec cette vieille fadista, toute en dentelles noires, yeux fermés, voix juste un peu étranglée, qui incarne à elle celle cette mélancolie si particulière : « Reviens en arrière, vie vécue, chante-t-elle, que je puisse revoir cette vie vécue, mon Dieu, comme le temps passe, disons-nous de temps en temps. » On en ressort gorgé de beauté… et de saudade.