Blaq Out édite le premier long-métrage de Carlos Saura, tourné en 1959 et défiguré par la censure. Une virée néoréaliste dans les rues de Madrid en compagnie de voyous au cœur tendre.
L’année 1959 marque une borne dans l’histoire du cinéma moderne. Tandis qu’en France la Nouvelle Vague plante ses premières banderilles, d’audacieux réalisateurs espagnols tentent de sortir de l’ornière franquiste. Une gageure tant le régime veille au grain, contrôlant scrupuleusement les scénarios. À cette époque, Carlos Saura vient d’achever un documentaire sur la région de Cuenca et cherche à financer un projet de fiction. Par le biais de son frère Antonio, peintre reconnu, il rencontre Pere Portabella, qui souhaite encourager la relève artistique et crée sa propre société de production, Films 59. Los Golfos naît de ce désir commun, mené à bien malgré des moyens limités. Le tournage se déroule en décors naturels, avec des acteurs non-professionnels : des choix qui répondent bien sûr à des impératifs économiques, mais soulignent également un souci de vérité, une volonté de s’inscrire dans un contexte social précis.
À ses débuts, Carlos Saura creuse effectivement un sillon néoréaliste et puise son inspiration aussi bien dans le cinéma italien d’après-guerre que dans les écrits d’Ignacio Aldecoa ou Rafael Sánchez Ferlosio, chefs de file d’une nouvelle littérature centrée sur des préoccupations actuelles. Portrait d’une jeunesse défavorisée, Los Golfos suit un groupe de marginaux toujours en quête d’argent. Multipliant les vols et actes délinquants, ils poursuivent toutefois un but noble : aider l’un des leurs, passionné de tauromachie, à rassembler la somme nécessaire pour organiser une corrida et se lancer dans l’arène. Manolo, El Chato, Paco et les autres devront ainsi fomenter des coups de plus en plus dangereux pour exaucer le rêve de leur ami Juan. Soit une trame classique de roman noir où la pureté de l’idéal (revêtir l’habit de lumière, quitter son milieu d’origine pour briller aux yeux de tous) se fracasse contre la violence du monde. Car la solidarité ne saurait exister chez les bandits, et aucun crime ne peut rester longtemps impuni : tel est du moins l’avis du comité de classification qui, après relecture, imposa de nombreuses modifications au récit, exigeant notamment un châtiment pour les antihéros.
Dans l’un des suppléments, Marianne Bloch-Robin rappelle les pressions subies par Carlos Saura et ses proches collaborateurs, sommés d’insuffler une bonne dose de moraline à leur propos. Au fil des versions successives, les aspérités sont gommées. Plusieurs répliques sont coupées, telle cette réflexion désabusée : « Es difícil llegar a ser alguien aquí » (« C’est difficile de parvenir à être quelqu’un ici »). Impossible d’évoquer la situation politique, sinon à demi-mots. Lorsqu’on lui demande s’il ne voudrait pas quitter l’Espagne pour tenter sa chance ailleurs, Juan se montre catégorique : « S’il faut lutter, c’est ici. Je sais que je peux le faire !» Une phrase qui résonne comme un manifeste pour Carlos Saura, auteur engagé qui tient à faire entendre une voix dissidente à l’intérieur de son pays.
Sélectionné à Cannes en 1960, Los Golfos sera largement mutilé. Onze minutes, jugées trop suggestives, passent à la trappe – dont une soirée au night-club, un pique-nique au bord d’un fleuve, une scène de lit… Les âmes prudes n’ont guère apprécié l’érotisme léger qui s’en dégage, symbole d’une vie décadente pour une société catholique hautement conservatrice. Le film se présente donc aujourd’hui encore avec des trous et des zones d’ombres, des raccords brutaux et des ellipses maladroites. Narration hésitante, personnages mal définis : l’ensemble paraît brouillon, comme une esquisse inachevée. Malgré le double travail de sape de la censure et du temps – les défauts techniques n’ont pu être restaurés – Los Golfos offre une vision sensible et lyrique d’une frange de la population déshéritée, sans cesse rejetée aux portes des grandes villes. Les voyous traversent Madrid en intrus désœuvrés, cherchent à pénétrer sa place forte, mais reviennent toujours à d’obscurs terrains vagues où ils s’inventent des lendemains qui chantent. Le plus infortuné finira même aspiré dans les égouts. De longs panoramiques captent leur dérive urbaine, tandis qu’une guitare flamenca accompagne leur destinée tragique. Le noir et blanc restitue l’atmosphère pesante de la capitale, avec ses gargotes où l’on boit du mauvais vin en regardant passer des femmes aux formes lourdes, et ses ruelles écrasées de soleil où l’air se remplit de poussière.
La diffusion commerciale des Golfos fut semée d’embûches : ne bénéficiant d’aucun soutien, il n’aura droit à une sortie ultraconfidentielle qu’en juillet 1962 et attire seulement 104 spectateurs. Une distribution lamentable qui n’empêchera heureusement pas le réalisateur et son équipe de persévérer dans le métier. Pere Portabella deviendra une figure majeure du cinéma espagnol, contribuant aussi bien à la découverte de Marco Ferreri (La Petite Voiture, 1960) qu’au retour triomphal et scandaleux de Luis Buñuel sur ses terres après son exil mexicain (Viridiana, 1961). Il passera à son tour derrière la caméra, tout comme l’un des coscénaristes du film, Mario Camus. De son côté, sans abandonner son esprit frondeur, Carlos Saura opte pour un style plus allégorique, de La Chasse (1966) à Cría Cuervos (1976). Il renouera avec la veine de Los Golfos peu après la mort de Franco, avec une œuvre au titre programmatique : Vivre vite (Deprisa Deprisa, 1980). L’urgence, toujours, brandie en étendard contre le conformisme.