Carlos Saura était de passage à Paris pour présenter Flamenco, Flamenco bien sûr, mais aussi pour travailler sur son prochain projet… Après plus de quarante films, ce grand cinéaste espagnol nous a parlé avec simplicité et vivacité de son travail.
Comment s’est déroulé le travail avec les artistes de flamenco ?
Ça dépend, normalement, vous savez, il y a du respect entre moi et les artistes flamenco. On me respecte beaucoup, surtout depuis mon travail sur Noces de sang avec Antonio Gades, sur Carmen, Sevillanas. Pour moi, c’est facile de travailler avec les artistes de flamenco. Tout le monde dit que les gitans sont difficiles. Les gitans représentent une partie importante du flamenco, mais il n’y a pas qu’eux. Tout le monde pense que le flamenco, c’est les gitans. Mais c’est un mélange de gitans et de non-gitans, qu’on appelle les « payos ». Pour moi c’est facile de faire la sélection car je suis ami avec les gitans, avec les artistes de flamenco classique. L’autre jour, dans le métro de Madrid, il y avait un gitan de deux mètres, noir ; il m’interpelle en criant « Saura, les gitans on t’aime », alors je lui ai répondu « moi aussi, je vous aime » (rires).
Comment avez-vous expliqué le projet aux artistes ?
La chose la plus difficile, c’est de faire la sélection, ce n’est pas facile. Pour ça, j’avais des personnes qui connaissent le flamenco mieux que moi. J’avais plus ou moins une idée des éléments et de la musique que je voulais, mais seulement une idée. Avec ces personnes, on a commencé à faire une sélection, à écouter des musiques. Je suis allé à des festivals à Séville, à Jerez pour voir la nouvelle génération. Et finalement, peu à peu s’est construite la sélection. Pour moi, la chose la plus importante, c’est ça : faire la sélection, et aussi réfléchir à l’endroit où je peux placer chaque élément dans le contexte du film en fonction de la lumière, des éléments de décoration… Et à partir de ça, tout va bien. Le seul problème, c’est que je n’avais pas le temps de faire des répétitions. On tourne chaque numéro en un ou deux jours seulement car, s’il y a un chanteur, il se fatigue beaucoup, avec les danseurs et les guitaristes, c‘est plus facile. Je dois donc être très attentif aux mouvements de caméra que je veux faire au moment de la répétition.
Le film s’ouvre sur le studio où se dressent des peintures qui réapparaissent au cours du film. Pourquoi avoir choisi et utilisé ces peintures ?
Le premier film que j’ai fait dans ce style sans histoire est Sevillanas. J’ai pris la décision d’éliminer tous les éléments qui pouvaient détourner l’attention de l’artiste. Je travaille avec des éléments en aluminium et en plastique que je peux éclairer des deux côtés. En fait, c’est une présentation très japonaise, très simple. Il y a seulement ça. Ce sont des éléments amovibles. Avec Flamenco, il y a quinze ans, on a commencé à mettre de la couleur, on a fait des projections…Ça dépend de chaque film. Finalement, on est arrivé à la décision que pour Flamenco, Flamenco, c’était mieux d’utiliser des tableaux sur l’Andalousie et le flamenco. On les a imprimés sur une matière translucide, qu’on utilise beaucoup dans l’opéra – j’ai aussi travaillé dans l’opéra. Et bon, c’est une espèce de musée de peintures flamenco, et on s’est dit pourquoi ne pas l’utiliser, et on a fait comme ça.
Vous avez beaucoup filmé la danse, le flamenco et le tango. Est-ce que vous aimeriez filmer d’autres danses ?
Je travaille surtout sur les choses que je connais, que j’aime. C’est le flamenco, la musique espagnole. Au Portugal, j’ai fait Fados parce que j’adore le fado. Et le tango, parce que c’est une danse que je connais depuis tout petit, et que j’aime beaucoup, je suis allé quelques fois en Argentine. J’aimerais faire un film sur la danse des Caraïbes, sur la musique de Saint Domingue, de Cuba, ce mélange de musique africaine et espagnole, et surtout étudier son origine. C’est quelque chose que peut-être je ferai dans le futur…
Flamenco, Flamenco est votre quarante-quatrième film. Qu’est-ce qui vous a donné envie de faire votre premier film ?
C’est assez logique. J’ai commencé à être photographe quand j’avais 18, 20 ans. J’ai commencé à faire un projet pour l’Espagne en 1950, une année très difficile en Espagne. L’idée, c’était de faire un livre. J’ai fait des photos, mais je me suis rendu compte que le cinéma était supérieur au livre, et que je pouvais faire un documentaire. J’ai commencé à faire des documentaires, mais ce n’était toujours pas suffisant. Je me suis dit que j’aimerais raconter une histoire et j’ai fait mon premier film, qui s’appelle Los Golfos, j’ai eu la chance qu’il soit sélectionné pour le festival de Cannes. Et à partir de ça, j’ai fait quarante films…
Vous avez commencé à travailler alors que Franco était au pouvoir, comment définiriez-vous vos premiers films ?
Ça dépend…Le premier film que j’ai fait, c’est Los Golfos, il y a un côté très documentaire… C’est un film très avancé pour l’époque, qui s’est fait dans les rues de Madrid, en 1959, l’année où Godard faisait aussi son premier film. C’est un film que j’ai fait avec une caméra à la main, avec une pellicule très sensible. À cette époque, en Espagne c’était très difficile…Il y avait une censure très dure.
Moi, j’adore faire un autre type de cinéma, un peu plus imaginatif. Avec l’imagination, tu peux faire des choses formidables, c’est le rêve, c’est ce que tu penses, c’est le passé, c’est le futur, tu peux jouer avec tout ça. Depuis plusieurs années, je suis très influencé par l’écrivain argentin Borges. J’ai fait un film sur Borges, El Sur. Et ça m’a donné la possibilité d’utiliser des miroirs et des labyrinthes. Je crois d’ailleurs qu’on trouve des miroirs dans tous mes films musicaux. Les miroirs sont essentiels parce qu’ils sont essentiels pour la danse. Quand tu entres dans une salle de danse, tu trouves un mur recouvert de miroirs.
C’est seulement peu à peu qu’en Espagne, il y a eu de la liberté. Et c’est à cette époque que j’ai fait d’autres types de film. Le premier film que j’ai fait à cette époque, c’est Cría Cuervos, puis Elisa Vida Mía. Ce sont des films un peu différents. Ce sont des petits films, des films de chambre comme on parle de musique de chambre, que j’adore, avec seulement trois, quatre ou cinq personnages. C’est formidable parce que tu peux tout contrôler.
Quel regard portez-vous sur l’ensemble de votre œuvre qui comprend des films très différents les uns des autres ?
Ça ne m’intéresse pas. J’ai fait des choses que j’aime, selon l’opportunité qui se présentait. J’ai eu parfois des scénarios que je n’ai pas tournés, parce que le projet était trop cher ou trop compliqué. Mais tous les films que j’ai faits, ce sont des films que j’ai aimé faire. Moi, je n’aime pas revenir sur le passé.
Y a‑t-il un de vos films que vous affectionnez plus que les autres, et pourquoi ?
C’est la même chose, si j’aime une chose ou l’autre, c’est pour des raisons sentimentales, pas pour des raisons cinématographiques.
Aujourd’hui, est-ce que vous vous considérez toujours comme un cinéaste engagé ?
Ça dépend, car c’est un mot difficile. Engagé avec qui ? Avec quoi ? Avec la politique ? Avec les sentiments ? Avec l’avenir du monde ? Je suis un homme de gauche, je l’ai été toute ma vie.
Je pense que le monde vit une période très compliquée. J’ai peur parfois. Lorsque je suis pessimiste, j’ai peur qu’une guerre se prépare. Les hommes luttent pour des idées, pour leurs religions, et ça, c’est horrible…On doit lutter pour d’autres choses, pour la vie…je ne sais pas…C’est difficile…
Comment vous vous positionnez au sein du cinéma espagnol ?
Je n’en ai aucune idée. Je crois que je suis un outsider (rires). On me respecte beaucoup. C’est curieux parce que j’ai toujours été plus connu en dehors de l’Espagne qu’en Espagne. C’est grâce à cette reconnaissance internationale que je peux continuer à faire des films, grâce aux festivals de cinéma, à Cannes, à Berlin, aux festivals américains, à New York. Cela me donne la possibilité de continuer à faire des films. Car l’Espagne est un pays difficile, moi j’aime beaucoup l’Espagne, mais c’est un pays difficile pour accomplir quelque chose. C’est difficile d’être un personnage important, ce n’est pas plus mal… car tu ne peux jamais penser que tu es un être extraordinaire. Tu penses « oh je suis quelqu’un d’extraordinaire », et là, il y a quelqu’un pour te remettre en place.
En Espagne, il y a toujours des bons films, chaque année. Ce n’est pas seulement Almodóvar, que j’aime bien. Chaque année, il y a des films formidables, des films mauvais, et très mauvais comme dans le monde entier. Mais c’est difficile… l’histoire du cinéma espagnol, il y a Buñuel, qui était un ami ; il y a des réalisateurs formidables, mais ils ne sont pas connus en dehors de l’Espagne. Je ne connais pas très bien la nouvelle génération ; ça dépend, car aujourd’hui, il est possible de faire un petit film ou un grand film avec des caméras digitales et peu de moyens.
Quel est le dernier film qui vous a ému ?
Moi, je vois un film tous les jours, mais pas forcément un grand film ; quelquefois, je vois un film très joli, d’autres fois, un film de catastrophe…
Je suis membre de l’académie des Oscars, européenne, espagnole, mais je ne peux pas voir tous les films qu’on m’envoie. L’autre jour, j’ai vu un très beau film, très intéressant, Hanna, normalement je ne devrais pas dire ça, parce que je suis censé voter. Mais je ne vote jamais, car il faudrait pour être juste que je voie tous les films qu’on m’envoie, et c’est impossible…
Quel est votre prochain projet ?
C’est pour ça que je suis ici [Paris] car je dois rencontrer des acteurs. Le film que je dois faire s’appelle Trente-trois jours : c’est les jours pendant lesquels Pablo Picasso a fait Guernica, c’est l’histoire de Picasso, de la guerre espagnole, et aussi des problèmes qu’il y a eu avec ses femmes, notamment avec cette femme formidable en France, Dora Maar, une très grande photographe. Je vais tourner en France et en Espagne. Et j’espère travailler encore avec Vittorio Storaro, avec qui j’ai déjà fait cinq films. Mais il n’est disponible qu’à partir du mois de mai, et j’aimerais commencer à filmer avant. Alors on verra… c’est un chef opérateur formidable, car il est très rapide et, avec lui, tout est possible.