Un mois après sa belle édition en DVD, Tango de Carlos Saura (1998) fait l’objet d’une reprise en salles. L’initiative de le rediffuser sur grand écran n’est que juste honneur pour l’impressionnante composition de tableaux visuels proposés dans ce film qu’on aurait tort de réduire à sa stricte dimension romantique. Trois ans après Flamenco, le célèbre réalisateur ibérique puise une nouvelle fois dans le folklore hispanique et propose une allégorie politique sur le rapport des hommes à leur histoire.
De Carlos Saura, on connaît bien évidemment son chef d’œuvre, Cría Cuervos, œuvre symbolique de la transition démocratique espagnole, juste après la mort de Franco. Pourtant, avant de signer ce petit bijou de subtilité porté par le tube « Porque te vas », l’homme s’était déjà distingué par son engagement, sa propension à traiter de sujets de société, soit sous un angle social (La Caza, 1966), soit sous forme d’allégorie politique (Anna et les loups, 1972). Du coup, le reste de la carrière du réalisateur semble un peu plus confus, parsemé d’œuvres mineures, d’odes à la musique et au chant de tradition latine. On pense bien évidemment à son adaptation de Carmen, succès inespéré en 1983, mais aussi à Flamenco, sorti en 1995, qui donnait le sentiment que le Saura avait quand même beaucoup perdu de sa verve. Lorsqu’en 1998, il entreprend de tourner Tango à Buenos Aires, on croit d’abord à une immersion un brin folklorique où chaque scène serait prétexte à une démonstration de cette danse argentine traditionnelle, sensuelle et expressive. Au-delà de la jolie mise en abyme de la première scène (un réalisateur écrit le scénario du propre film dans lequel il apparaît), on croit d’abord que l’intrigue va rapidement se limiter au désespoir amoureux d’un metteur en scène quitté par sa femme danseuse de flamenco et qui, sur un nouveau projet artistique, va tomber dangereusement amoureux d’une nouvelle recrue, petite protégée d’un mafieux véreux et influent, principale source de financement du spectacle.
Ce qui déstabilise dans toute la première partie du film, c’est le déni du metteur en scène pour la décision de son ex-femme. Tétanisé par cette rupture, il semble totalement prostré sur lui-même. Comme le film est essentiellement articulé autour de son point de vue, on peut penser que le film s’en tiendra essentiellement à une exaltation du tango comme vecteur de sentiments violents et frustrés. Ce parti-pris, même s’il limite dans un premier temps la pleine puissance du film, n’en est pas moins prétexte au développement de tableaux dansés où le réalisateur impressionne par son étonnante maîtrise de l’espace, par la palette de couleurs et les innombrables jeux de lumière qui transcendent les numéros de danse rondement menés. Mais on comprend rapidement que, finalement, rien n’est laissé au hasard et que le travail de Saura sur l’espace dit finalement quelque chose de plus. Véritable espace mental du metteur en scène, le lieu dédié aux répétitions du spectacle est divisé mais cloisonné, ce qui pose toujours la question du regard : un tableau se substitue à l’autre, d’abord caché puis dévoilé au détriment du premier. L’attention est donc orientée, sans cesse sollicitée et la perception construit ses barrages, occultant volontairement des scènes que l’on ne veut plus voir. À partir de là, on commence à comprendre la démarche du réalisateur qui n’est pas venu en Argentine par hasard, pays écrasé par une dictature militaire et malmené par l’instabilité politique pendant plusieurs décennies. Et que le projet d’abord personnel va avoir une portée collective, d’autant plus que la connaissance (de son histoire, du passé) est un leitmotiv du cinéma de Saura qui ne semble exister que pour exorciser les fantômes.
Du coup, c’est dans sa dernière demi-heure que le film atteint une sorte d’apogée. Le tango, danse populaire qui ne tient pas son héritage des salons dans lesquels elle est aujourd’hui pratiquée, devient alors l’expression d’une insoumission dans un long tableau (presque final) d’une beauté renversante. Après un long refoulement, c’est toute l’histoire contemporaine de l’Argentine qui explose à la figure des spectateurs : le pouvoir autoritaire, le rôle de l’armée, la torture, les opposants tués anonymement et en grand nombre, etc. La dimension collective ne remplace pas la perception individuelle, elle la complète, l’enrichit et permet notamment au metteur en scène de sortir d’une torpeur excessivement cérébrale qui ne lui permettait pas de comprendre que le corps et le désir sont politiques. La réaction des producteurs du spectacle donne d’ailleurs lieu à un échange savoureux pendant lequel Carlos Saura règle très certainement ses comptes avec les dirigeants qui travaillent à l’occultation du passé, ne comprenant pas que son déni amène forcément la répétition. C’est au travers de cette étonnante allégorie doublée d’une mise en abyme encore plus savoureuse lors de son dénouement final qu’on réalise à quel point la filmographie du réalisateur reste partiellement connue. La reprise en salles de Tango est donc vraiment salutaire.