Deux choses frappent dans Vivre vite de Carlos Saura, qui ressort aujourd’hui en salles et en DVD : la musique, très présente, qui accompagne l’errance chaotique de cette bande de vauriens incarnés par d’authentiques jeunes gouapes madrilènes, et la banalité – celle des lieux et celle des individus. La première ne consistant pas à magnifier la seconde – cette banalité qui suinte de l’univers terne et sale des périphéries de Madrid, des routes encombrées de voitures, des visages et des corps filmés sans apprêt et des plaines grises et vides de la campagne au-delà des faubourgs. On ne parlait pas encore du monde « périurbain » en 1981, l’année où Vivre vite remporte l’Ours d’or à Berlin ; c’est pourtant cette « zone », sans éclat ni couleur, qui intéresse la caméra de Saura dans ces années où la transition démocratique en Espagne gagnait du terrain face au conservatisme de la société post-franquiste. À l’époque, le mot qui commençait sa bonne fortune, c’est évidemment la « movida » (elle va peu à peu, dans ces années 1980, préférer la figure d’Almodóvar à celle de Saura). Saura ignore dans Vivre vite cette « nouvelle vague » madrilène qui fait son entrée tonitruante dans le cinéma européen. Pourtant, à sa manière, celui qui, avant Almodóvar, a fait exister le cinéma espagnol au-delà de ses frontières pendant plus de vingt ans, fait aussi œuvre de rupture : il abandonne dans ce film la satire de la bourgeoisie (Anna et les loups, Le Jardin des délices, Cría Cuervos, Maman a cent ans…) dont le style, entre la cruauté, la poésie et le drame, l’a fait connaître et reconnaître dans toute l’Europe.
Quatre gars, une fille, et des rodéos dans les banlieues de Madrid font une œuvre romantique, réaliste et violente qui étonne dans la peinture habituelle d’une Espagne pop et libérée de ses démons. Carlos Saura filme dans Vivre vite des ragazzi des faubourgs qui ne sont pas dépourvus de charme, mais il a, avec eux, renoncé à la poésie. Car la réalité n’a pas, pas encore, l’alacrité trépidante, vivifiante de la fête des sens et des significations du Labyrinthe des passions, de Pepi, Luci… et autres figures de la transgression nouvelle. La rupture de Saura est ailleurs, dans la périphérie d’une Espagne qui connaît la drogue, sait enfin regarder ses marginaux mais, sur fond de violence terroriste, ne sait toujours pas échapper au réel.
Séduction et transgression
Pourtant le propos de Saura dans Vivre vite ne se réduit pas au seul réalisme, auquel l’auteur des Voyous (1960), qui a commencé par le genre documentaire, revient en 1980 : en filmant au plus près les visages et les corps, dans une forme de naturalisme soucieux d’une empathie sans moralisation, Saura ne se contente pas d’observer ses petits malfrats, leur insouciance puérile, leur soif de liberté et leur fascination pour le feu et les armes. C’est aussi une histoire d’amour que raconte Vivre vite, pour lequel le cinéaste a pendant des mois arpenté les banlieues de la capitale espagnole afin d’y observer la jeunesse pauvre de son pays, ses lieux, ses rites, ses (anti) héros. Le couple mythique de Bonnie & Clyde n’est pas loin de celui que forment Pablo et Angela ; pourtant ni l’amour, ni l’amitié, ni le rythme parfois nerveux de leurs braquages ne magnifient véritablement leur existence, sur lequel le cinéaste pose un regard terre à terre, sur le fil du rasoir, entre romantisme du récit et engagement du propos. Saura offre le portrait d’une jeunesse délinquante peu respectueuse des lieux de culte, doutant ouvertement d’une démocratie qui n’est pas synonyme de justice, mais une jeunesse qui reste toutefois ancrée dans le rêve petit-bourgeois transmis par les parents (la voiture, l’appartement à crédit, l’éducation des enfants). Vivre vite est-il un film politique ? L’auteur d’Anna et les loups fait-il encore le procès d’une société aveugle, qui ferme les yeux désormais sur la drogue consommée (hors champ) par des adolescents, et pour qui la présence policière, aussi constante qu’inutile, est la seule réponse au désarroi de leurs enfants ? Le film, qui a rencontré un vif succès en Espagne à sa sortie, tire sa singularité de ce curieux mélange entre la dénonciation brutale d’un environnement dégradé, sali, détruit par la modernité et un regard à la fois lucide et indulgent sur une jeunesse qui n’est animée par aucun idéal autre que l’appât du gain, une « liberté » rebelle et nouvelle et le rêve de confort. De ce point de vue, Saura documentariste fait aussi un portrait bien cruel d’un pays qui n’a pas su élever ses enfants. On observera aussi, rétrospectivement, que la trajectoire de cette « belle équipe » culmine dans une scène dont le traitement, notamment télévisuel, reflète les angoisses d’une société aux prises avec une forme de meurtre et de violence qui continue de la traverser, malgré la transition vers une « démocratie » sans justice, celle du terrorisme de l’ETA.