Six ans après Anna et les loups (1973), Carlos Saura replace les mêmes personnages, incarnés pour la plupart par les mêmes acteurs, dans les mêmes décors et crée un type de film inédit : non pas la suite du drame tragique où Anna, la jeune fille au pair venu de l’étranger, sombrait sous les coups des rejetons travaillés par tous les refoulements d’une société cacochyme, mais son accomplissement dans une uchronie plus légère, comme si une autre histoire pouvait renaître des cendres de la première et en annuler toute la noirceur. Toujours étrangère dans cette famille qui croupit dans sa vieillerie fantasque, Anna revient dans la maison où elle a vécu quelques années plus tôt. Elle présente son mari à toute la famille, qui prépare l’anniversaire de la grand-mère centenaire. Pour Anna, ces quelques jours de vacances après le séjour dont elle ne revint jamais (Anna et les loups), sont ceux où toutes les illusions et tous les mirages prendront fin. Et Carlos Saura, derrière l’apparence d’une fable, nous rappelle que la fin (du film) et la mort (des acteurs), au cinéma, ne sont jamais tout à fait vraies.
Guerre et paix
Maman a cent ans commence à l’endroit même où tombait Géraldine Chaplin, le front troué, à la fin d’Anna et les loups : d’un film à l’autre, c’est donc une tombe qui fait le lien, celle de José désormais, le tyran domestique nostalgique de la toute puissance militaire qui appuyait sur la gâchette dans le précédent opus de Saura. La réunion inaugurale de la famille recomposée autour de la tombe de son « caudillo » disparu est évidemment un clin d’œil ironique de Saura : clin d’œil sur l’histoire la plus récente de son pays (entre Anna et les loups et Maman a cent ans, Franco est mort) et sur son propre passé artistique. Le cinéaste n’avait-il pas, six ans plus tôt, prétendu faire table rase de l’ordre ancien en dénonçant la pulsion de mort d’un pouvoir franquiste aux abois ? C’est donc sur les mêmes lieux du crime que Saura dresse un bilan de la fameuse « transition démocratique », et de son propre chef d’œuvre. Or entre Anna et les loups et Maman a cent ans, la « sainte trinité » ibérique (l’armée, la famille, la religion) qui fondait l’ordre des choses n’a plus la même emprise : l’époux frustré est devenu mari volage, l’autiste perclus dans sa foi sulpicienne cherche l’élévation par le deltaplane et la petite fille innocente dont s’occupait Anna a grandi, devenant une femme aux désirs… affirmés. Seule la grand-mère est restée la même, ce personnage intrigant avec qui Anna, telle une Alice mi naïve mi désenchantée, rouvrira les vieilles armoires. Dans l’Espagne qui a changé, les vieux bougent encore, tous ne sont pas morts, et c’est avec eux qu’Anna va devoir faire la paix. Car c’est au prix de cette paix, et d’un ordre des choses retrouvé et renouvelé, qu’un autre monde sera possible.
Pour en finir avec le jugement de Dieu
Maman a cent ans, qui a fait rire toute l’Espagne à sa sortie en 1979, est souvent décrit comme la version drôle d’Anna et les loups (il est vivement conseillé de connaître le premier film pour voir le second). L’actrice Rafaela Aparicio, particulièrement attachante dans sa composition de grand-mère rouée et volubile, joue un rôle certain dans le charme et la séduction de cette comédie de mœurs. Mais au-delà de l’humour gentiment narquois du film, on peut voir dans cette relecture explicite du « film choc » qui l’a précédé une tentative de Saura pour réconcilier « les » Espagnes – celle, moderne, de l’affairisme, et de la libération des mœurs, et celle, bigote et machiste, qui connaît encore par cœur la vie de Saint-Antoine mais renonce, enfin, à persécuter ses proies sexuelles. Saura a abandonné dans Maman a cent ans le réalisme brutal qui faisait la force d’Anna et les loups : il prône dans ce nouveau film l’apaisement par le rire et par le rêve. La cupidité maladroite de la bru, la niaiserie touchante de Fernando, les dons divinatoires de la grand-mère sont des caricatures tendres qui retirent au drame initial cette violence que Saura avait jeté au visage de ses concitoyens en 1972. L’heure n’est plus au règlement des comptes mais au dépassement des rancunes, à une transmission plus sereine entre les générations. Comme Bergman (non plus celui de La Source, qui hantait la fin d’Anna et les loups, mais celui des Fraises sauvages), comme Buñuel ou Fellini, Saura rappelle dans Maman a cent ans qu’il fait avant tout œuvre de fantaisie, n’hésitant pas à insérer, avec aplomb et adresse, une séquence entière de l’«ancien » film dans le nouveau, ou à ouvrir des fenêtres mystérieuses sur le monde secret de l’enfance. D’où peut-être cette nécessité d’interrompre brusquement le récit, dans des arrêts sur image aussi imprévisibles qu’inexpliqués qui suspendent l’intention édifiante du cinéaste : Carlos Saura prend ses distances avec une lecture trop allégorique, trop « morale » de son film – celle dont a pâti Anna et les loups six ans plus tôt – car il peut enfin, en 1979, préférer la légèreté au sérieux. Signe des temps, Anna n’est plus la Justine sacrifiée par les maîtres, mais une Alice joueuse qui a non seulement pardonné à ses assassins mais leur évite de renouveler leur crime : une vision entre optimisme et lucidité sur une Espagne en transition qui ne veut ni mourir, ni se renier.