Julian (José L. López Vázquez) est radiologue à Cuenca, une petite ville du centre de l’Espagne, et sa vie est réglée comme une horloge, entre l’intérieur rococo (musique sacrée, chapelle privée) de son appartement et celui, froid et fonctionnel, de son cabinet médical, soigneusement rangé par Ana (Geraldine Chaplin, en brune), son assistante timide et docile. Et puis « ce fut comme une apparition » : Elena (Geraldine Chaplin, pas toujours très à l’aise sous sa perruque blonde), la jeune épouse émancipée de son ami qu’il retrouve après des années, rentre comme une tempête dans sa vie de célibataire. Julian va peu à peu accommoder sa frustration de ne pouvoir aimer Elena, qui se moque pas mal de ce vieux ringard dans sa petite auto…
Dédicacé à Luis Buñuel, Peppermint frappé est un hommage un peu appuyé au maître espagnol, dont Belle de Jour sort sur les écrans (parisiens) en 1967, soit la même année que ce quatrième film du jeune Carlos Saura (déjà récompensé toutefois à Berlin deux ans plus tôt). Outre la page d’un magazine féminin feuilleté par Ana où apparaît Deneuve, les signes buñueliens abondent dans ce drame de la bourgeoisie de province, qui met en scène un personnage obsessionnel et jaloux proche de celui de Tourments (El, 1953) sous les traits de Julián, vieux garçon fétichiste, très intrigué par les postiches féminins. Parmi ces signes, les fameux « tambours de Calanda », dont Buñuel utilisait les grondements pleins de réminiscences dès L’Âge d’or (Calanda, en Aragon, était sa ville natale), et qui sont dans Peppermint frappé un peu plus qu’un simple clin d’œil à la figure paternelle du cinéma espagnol : ces roulements de tambour, qui vont entraîner le drame vers la tragédie, sont le lien explicite entre le fantasme de Julián et une réalité moderne qui se moque de lui et de son goût morbide pour le passé – une réalité qu’il élimine de peur qu’elle ne l’annule lui-même.
Vertiges du double
Pourtant ce n’est pas le personnage double, duplice, à l’image de la Séverine mi-putain mi-bourgeoise de Belle de Jour, qui fascine Julián, mais plutôt un double personnage, Géraldine Chaplin incarnant, non sans charme et malice, à la fois la blonde pétulante et moderne et la brune docile et soumise. À croire que la créature, au cinéma, est décidément et irréductiblement ibérique : entre Belle de Jour et, dix ans plus tard, les deux actrices différentes incarnant la même femme dans Cet obscur objet du désir, on peut aussi voir en Peppermint frappé un jalon dans un certain cinéma qu’obsède le fantasme d’une femme idéale, enfin « une » et unifiée, mais qui toujours s’esquive et s’échappe : coupée en deux, divisée, « au moral » (Séverine en Belle de Jour) et « au physique » (Conchita I et II, qui affolent Fernando Rey dans Cet obscur objet du désir), la femme de Saura rejoint celles de Buñuel au panthéon cinématographiques des fantasmes. Pourtant la « créature » de Peppermint frappé veut aussi se distinguer en exploitant une variante – et c’est avec Hitchcock (Vertigo) que le clin d’œil tient carrément, dans Peppermint frappé, de l’appel du pied. Certes les falaises de Cuenca ne sont pas les pentes de San Francisco, certes Géraldine Chaplin n’a pas dans le regard le mystère souverain de Kim Novak, mais comme la Madeleine-fantôme poursuivie par Scottie, Elena, traquée par Julián dans les méandres du musée de la petite ville, est l’obsédant fantôme d’un monde qui se dérobe et qu’il ne comprend pas, un monde dont il n’a pas les clés. Si Julián est l’homme du passé, sa « Madeleine » à lui le fascine et l’obsède toutefois pour le présent qu’elle porte en elle, un présent exotique, extérieur à la petite vie étriquée du notable de province, un présent où les femmes ne se marient plus pour faire des enfants et portent des faux-cils, comme dans ces revues féminines, françaises et anglaises, que le radiologue collectionne dans son antre de célibataire.
Chronique d’une mort annoncée
Peppermint frappé n’a pas encore la cruauté frontale d’Anna et les loups, qui sera présenté à Cannes six ans plus tard, où Géraldine Chaplin se heurte à la horde décadente des peu dignes représentants d’une Espagne de fin de règne. Pourtant ce sont bien l’ordre ancien et l’ordre nouveau qui s’opposent déjà, non sans humour (la scène du rameur), sur fond d’hommage un peu souligné au cinéma des maîtres et de réflexion ironique sur la femme moderne et le fétichisme dont elle est l’objet. Entre l’affairisme de Pablo, l’époux rigolard d’Elena, et le goût stérile et meurtrier pour le passé en ruines (au sens propre) de Julián, Carlos Saura écrit déjà dans Peppermint frappé la chronique d’une société espagnole isolée dans sa vieillerie. Chronique sombre et surprenante, qu’il explorera avec plus d’aplomb, et moins de révérence envers des figures paternelles qu’il aura enfin dépassées, dans Cría Cuervos, Anna et les loups ou encore Le Jardin des délices.