Récompensé par l’Ours d’argent du meilleur réalisateur au festival de Berlin de 1966, La Chasse de Carlos Saura fait partie de cette série de films espagnols ouvertement critiques à l’égard du régime franquiste. Peut-être moins précurseur que Mort d’un cycliste (1955) et moins virulent que Viridiana (1962), la proposition de Saura reste néanmoins une pièce importante dans l’histoire du cinéma espagnol.
De Carlos Saura, on connaît en France surtout l’après Cría Cuervos (1975), superbe film sur les fantômes du passé devenu le symbole de l’agonie du régime franquiste. Pourtant, comme nous le rappelions lors de la reprise en salles de Mort d’un cycliste, réalisé par Juan Antonio Bardem en 1955, le cinéma espagnol n’a pas attendu les derniers jours de la dictature pour se démarquer du pouvoir. Carlos Saura lui-même a entrepris bien avant la mort de Franco de remettre en perspective les graves dérives d’un système politique verrouillé pendant quatre décennies grâce à ses nombreux complices (parmi lesquels une certaine frange de la bourgeoisie catholique), ce qui lui valut de nombreux démêlés avec la censure locale. Avec La Chasse (à ne pas confondre, bien évidemment, avec les films de William Friedkin et Thomas Vinterberg), le réalisateur choisit un dispositif minimaliste mais au symbolisme très efficace : José, Paco et Luis, trois amis qui ont autrefois combattu dans le camp des nationalistes, se retrouvent pour une partie de chasse au lapin dans une garrigue noyée par le soleil et le silence. Rongés par les rancœurs et par une culpabilité qui les caractérise au-delà de ce qu’ils peuvent supporter, les trois acolytes vont progressivement se laisser dépasser et succomber à un jeu de massacre à la violence sourde.
Le cadre et le contexte que choisit Saura pour célébrer les retrouvailles de ces trois anciens amis n’est évidemment pas choisi au hasard. L’aridité de cet espace écrasé par le soleil est une belle métaphore de ce qu’est l’Espagne à ce moment-là : un pays à l’agonie qui n’offre plus le moindre oxygène. La mise en scène renforce d’ailleurs le sentiment de claustrophobie alors que le tournage s’effectue en extérieur. Les plans larges sont rares, les contreplongées excluent régulièrement les lignes d’horizon, les visages suintants remplissent le cadre jusqu’à l’asphyxie. Pour couronner le tout, ces chasseurs du dimanche traquent des lapins terrorisés et ravagés pour la plupart d’entre eux par la myxomatose. La fatalité de la double-peine parcourt le film de bout en bout, ne laissant aucun espoir, aucune échappée pour ces complices d’un régime meurtrier qui pourrit de l’intérieur. La symbolique pourrait sembler lourde tant les parallèles avec la situation espagnole sont évidents et trop explicités mais, bien heureusement, Carlos Saura ne se limite pas à ce petit théâtre de la noirceur humaine pour dénoncer la dictature franquiste.
En dépit de l’ambition du projet produit avec de faibles moyens (menace de la censure oblige), le réalisateur a su dépasser l’exercice de style et donner la possibilité à ses personnages de s’incarner pleinement, jusque dans leurs contradictions morales. La réussite en affaires, l’argent, la haine du plus faible (et donc des handicapés), les secrets honteux que personne ne souhaite partager, etc., sont autant de sujets qui viennent parasiter ce qui ne devait être qu’une simple sortie entre amis. C’est cette innocence impossible, sans cesse rattrapée par des instincts meurtriers et par une mémoire trop sélective, qui fait de La Chasse un étrange film rétrospectif (sur l’histoire) et introspectif (sur la culpabilité). Ce déséquilibre entre les trois hommes, leurs valeurs et leurs priorités, semble sonner le glas d’un pays littéralement à bout de souffle, prêt à mourir dans son terrier. Si le réalisateur espagnol a parfois la main un peu lourde dans son symbolisme (on pense par exemple à la fouine attaquant un lapin malade et abattue par erreur par l’un des trois hommes), on comprend aussi à quelle urgence de vivre le film entendait répondre alors que, peu après, la fin des années 1960 allaient permettre à une toute nouvelle génération d’affirmer de nouveaux idéaux de société, des États-Unis à l’Europe.