Carlos Saura a grandement contribué au vent de modernité traversant le cinéma européen dans les années 1960, inventant de nouvelles formes, tournant le dos aux récits traditionnels pour explorer d’autres modes de narration. Une recherche d’autant plus audacieuse qu’il a dû la mener au sein d’un pays cadenassé par la dictature franquiste. Affrontant la censure, le réalisateur a su créer son propre langage pour contourner les interdits et dynamiter les tabous d’une Espagne sclérosée.
Édité par Tamasa, un beau coffret réunit aujourd’hui neuf de ses films tournés entre 1965 et 1979, offrant un regard complet sur la période majeure de son œuvre et permettant de redécouvrir ses pièces maîtresses, parfois éclipsées par le succès de Cría Cuervos. Un riche livret de 168 pages accompagne cette parution, reprenant notamment les textes critiques écrits par Marcel Oms en 1981. Ami du cinéaste, il propose une fine analyse de sa filmographie, agrémentée de remarques et d’anecdotes personnelles. Au fil des pages se dessine ainsi la cohérence du parcours de Saura, qui durant cette époque a sans cesse affiné sa démarche. Cette unité est aussi le fruit d’un travail d’équipe, mené par de fidèles collaborateurs : Elias Querejeta à la production, Pablo G. del Amo au montage ou encore Luis Cuadrado à la photographie ont tous par leur talent aidé le cinéaste à imposer son univers. À noter que cette même troupe s’est retrouvée ensuite pour le magnifique L’Esprit de la ruche de Victor Erice (1973).
Du réalisme à l’onirisme
Premier titre de la collection, La Chasse apparaît dans la carrière de Saura comme une parfaite transition entre le réalisme lyrique de ses débuts (Los Golfos) et les ambitieuses paraboles qui suivront, davantage ouvertes sur l’imaginaire. S’il respecte encore une construction linéaire – l’intrigue se déroule sur une journée, révélant petit à petit la violence refoulée au cœur d’un groupe d’amis – le film laisse déjà affleurer une volonté de s’affranchir du naturalisme par certaines idées de mise en scène : voix intérieure des personnages réfléchissant sur leur condition, métaphores animales (des lapins pris au piège dans leur terrier figurent une humanité en perdition) et résurgences d’un passé enfoui (le squelette caché dans une grotte réveille les atrocités de la guerre civile).
Ce basculement vers l’onirisme trouve son prolongement dans Peppermint frappé qui se place clairement sous l’influence de Buñuel – un hommage assumé par la dédicace finale. Dès le générique, qui épouse les gestes d’un fétichiste découpant les magazines de mode pour y prélever jambes fuselées, bouches carmin et chevelures soyeuses, Saura dresse en creux le tableau cruel d’une société étouffant sous les inhibitions et conjurant son insatisfaction par un besoin avide de toute-puissance. Pour Julian, le vieil héros célibataire, le désir se réduit à une obsession morbide, où il s’agit de modeler la femme aimée pour la plier à son idéal.
Entre quotidien et fantasme, Saura jette les bases d’un style qui deviendra sa patte : action circonscrite en un lieu unique (de vastes bâtisses symbolisant la bourgeoisie et son enfermement), longs mouvements de caméra enserrant les protagonistes, auscultant leurs relations et superposant différentes temporalités. Sa méthode n’est pas encore pleinement aboutie, cédant à quelques facilités (tels ces flash-backs inutilement soulignés par un noir et blanc) qui disparaîtront bientôt dans un système plus fluide. Le renouvellement de son œuvre tient aussi beaucoup à l’arrivée de Geraldine Chaplin, sa muse et compagne, déployant pour lui une vaste palette de caractères, de la timidité à l’exubérance. Sa féminité instille dans chacun de ses films un trouble jusqu’alors inédit : corps étranger, l’actrice vient perturber l’équilibre d’un monde asphyxié, où des mâles fatigués s’accrochent vainement aux vestiges du pouvoir. Brune ou blonde, elle apporte une sensualité qui passe notamment par la danse, comme un défi jeté à l’Église catholique.
Trilogie du couple
Peppermint frappé inaugure une « trilogie du couple » où selon Marcel Oms reviennent « des situations conflictuelles évoluant vers la mort, des transferts érotiques autodestructeurs et des investissements fantasmatiques forgés par de longs processus de frustration ». Plus mineur, et d’apparence plus léger, Stress Es Tres, Tres frappe par sa variété de tons. Démarrant comme une comédie à l’italienne, avec son ambiance estivale et son trio badinant sur la route, le film dérive progressivement vers l’angoisse et le voyeurisme, creusant une veine surréaliste, entre bestiaire (la chauve-souris épinglée dans le placard du petit garçon) et imagerie chrétienne (Saint-Sébastien transpercé par les flèches).
Avec La Madriguera, Saura épure son dispositif et radicalise son propos. Au triangle amoureux – motif principal de ses deux précédents opus – succède un terrible face-à-face, où mari et femme sombrent dans la névrose et s’isolent dans leur bulle. Teresa et Pedro habitent une demeure ultra-moderne et glaciale, sorte de bunker gris béton. Suite à un héritage, l’épouse récupère des meubles de famille : envahissant la sphère privée, ils font vite remonter des souvenirs oubliés. Après une première crise de somnambulisme, Teresa replonge dans son enfance, marquée par la soumission à l’autorité. Troublé, Perdro finit par se prendre à son jeu, et tous deux se livrent à de curieux psychodrames, où ils endossent différents rôles – père/fille, maître/esclave… Les domestiques sont congédiés, les amis laissés à la porte. Seule reste alors cette grande maison devenue théâtre, où se noue une partition à la fois tragique et bouffonne – métaphore d’une Espagne autarcique, en proie à la régression. Avec ce huis-clos dérangeant, le cinéaste pousse d’un cran sa recherche formelle. Rêve et réalité deviennent indiscernables, et les raccords parfois troublants : alors que Pedro regarde par la fenêtre de sa chambre, Saura nous montre au plan suivant et contre toute logique un atelier de construction automobile, où les ouvriers s’épuisent à la chaîne. Manière de suggérer un monde sans dedans ni dehors, où social et intime sont pareillement aliénés.
Allégories
Dès lors, Saura ne cessera plus d’imbriquer les époques, soulignant la confusion mentale d’un peuple dont l’Histoire s’est figée. Tous ses personnages voyagent dans leur propre mémoire, pour la reconquérir (tel le patron amnésique du Jardin des délices, confronté par son entourage aux moments-clés de son existence) ou pour s’en libérer (comme le héros de La Cousine Angélique, prisonnier de souvenirs humiliants). José Luis López Vázquez incarne parfaitement cet homme pétrifié, dont l’esprit vagabonde à travers les âges sans que son corps ne bouge. Cloué dans un fauteuil dans Le Jardin des délices, spectateur passif dans La Cousine Angélique, il symbolise la paralysie d’un régime incapable d’avancée. Saura brandit l’allégorie comme une arme politique et prend toujours plus de risques. Dès son titre, Anna et les loups annonce la couleur : dans cette satire féroce, une jeune gouvernante arrive dans une famille aisée, où elle sera broyée par trois frères, dont les caractères renvoient directement aux piliers du franquisme : l’armée, la religion et l’ordre moral. Si le film baigne dans une atmosphère grotesque souvent drôle, la séquence finale, d’une noirceur rare, marque sans doute la fin d’un cycle pour le cinéaste.
Avec la mort de Franco en 1975 s’ouvre en effet une nouvelle ère : sans perdre ses griffes, Saura adopte un ton plus doux, et résolument personnel. Un tournant amorcé par Cría Cuervos (absent de cette édition) où l’enfance apparaît enfin dotée d’un possible avenir, comme en témoigne un dernier travelling qui mène les trois sœurs jusqu’au seuil de l’école. La petite Ana Torrent reprend le flambeau de Geraldine Chaplin, devenue mère, dans un beau passage de génération. Œuvre sensible, presque chuchotée, Elisa mon amour accompagne les retrouvailles d’un père et sa fille, au son mélancolique des « Gnossiennes » d’Erik Satie. Car Saura fait la part belle à la musique, et son utilisation, volontiers répétitive, participe à la réussite de ses films : si Cría Cuervos reste à jamais lié au tube de Jeannette « Porque te vas », la rengaine du groupe pop Los Canarios dans Peppermint frappé ou le free-jazz de Stress Es Tres, Tres expriment aussi la vitalité de cette période. Une énergie qui irrigue encore Maman a cent ans, suite improbable d’Anna et les loups, où le réalisateur invite les mêmes comédiens à exorciser le passé dans un feu de joie ultime : « pour moi, affirme Saura, c’est un film de dégagement. Je me suis détaché des intentions, des paraboles de l’époque franquiste, et le conflit conjugal qui m’obsédait est dédramatisé ». De 1965 à 1979 la boucle se referme : en 1980, avec Vivre vite !, Saura reviendra à un style plus cru en filmant la jeunesse marginale, dans la veine de Los Golfos, tandis que la Movida sonne la relève dans le pays.