Faire le portrait d’une génération au cœur du Paris fin-de-siècle, par le plus petit bout de la lorgnette possible : ainsi pourrait-on résumer le programme de la nouvelle cousinade de Mia Hansen-Løve. Dans la roue d’Après Mai d’Olivier Assayas (son compagnon), le film décrit le parcours de Paul, moulé sur celui de Sven Løve (son frère et coscénariste), jeune DJ versaillais sans histoires, dont le rise and fall dilaté prétend brosser le tableau d’une époque. En l’occurrence, celle des nuits de la « French Touch » – du nom donné aux soirées « Garage », style faux jumeau de l’«Euro Dance » et grand frère de la « House Music » des années 2000 – dont le Sven Løve en question ne fut qu’un feu follet, éclipsé par de plus brillants confrères. L’idée forte du film consiste ainsi à avoir choisi, non les Daft Punk, bottés en touche, mais le chandelier des Daft Punk comme étendard des 90’s – pas le templier mais l’écuyer, porte-drapeau loyal et besogneux, qui dans l’ombre de l’histoire, offre son corps anonyme en pâture à l’ascension des idoles.
Outside Llewyn Davis
Certains noteront la ressemblance, pas si fortuite, avec le dernier bijou des frères Coen, Inside Llewyn Davis, qui raclait les égouts de la Folk pour en restituer la substantifique moelle. Mais, si Eden puise son personnage de loser à la source, dans la vaste contre-histoire de la musique, le récit ne quitte jamais le lit de sa chronique pacifiée. Là où les Coen tranchaient dans le vif, ouvrant et bouclant leur film – tout folk et mélancolique soit-il – sur un bourre-pif bien saignant, Mia Hansen-Løve s’enfonce dans le gras de ces drames étalés et dépouillés de tout tragique, dont elle a le secret. On connaît le goût de la réalisatrice pour les contretemps et le doux ronron du pathos, duquel Eden, après Le Père de mes enfants et Un amour de jeunesse, ne cherche jamais à échapper (c’est pourquoi nous conseillons d’emblée de passer leur chemin aux allergiques de son cinéma-guimauve). Pas étonnant, du reste, que le dernier-né se fonde à son tour dans ce régime de « dédramatisation », qui fait son nid des temps morts et fuit les trop-pleins (du sentiment, de l’action, des sensations) comme la peste. Aussi, qui mieux que Mia Hansen-Løve pour fredonner la berceuse d’une jeunesse nivelée par le mou, comme celle des 90’s ? Après les luttes des 70’s et l’anarchie punk des 80’s, que reste-t-il à dépeindre ? Une décennie blanche et lessivée, répond le film, post-politique et sans histoire : une odyssée de la neutralité. En cela, Eden ose le banal et force le respect, pour le meilleur et pour le pire.
Mononucléose
On aurait tort de céder à la critique facile (vraiment tentante), car sous ses airs de fresque pastel, le film renferme une grâce gâchée et comme un hoquet de romantisme. Dans un univers dénervé – moins apaisé qu’en gelé –, après les luttes, les croyances et l’activisme, qui pour prendre le relai des héros ? « Place aux doux rêveurs », semblait répondre Assayas, dont le protagoniste passait d’aspirant révolutionnaire à aspirant cinéaste. Au même titre que le Gilles d’Après mai, Paul fait figure de Frédéric Moreau : il n’y a plus de plaies à panser ou de causes à défendre, cédant devant les voix de velours, les remix smooth et les mélancolies blanches – vierges de tout drame. Eden rêverait d’être au biopic français ce que l’Éducation sentimentale fut au roman d’apprentissage : la chronique romancée d’un passage à vide, le crépuscule du romantisme. À la différence près que Flaubert ne se contente pas d’illustrer des faits, et qu’il cherchait dans l’évaporation de l’héroïsme la trace d’un déclin tragique : celui de l’idéalisme, emportant les illusions politiques dans son sillage.
Or la seule défaite que la cinéaste parvient à documenter, c’est son impuissance devant le banal. Incapable de sublimer sa matière pauvre, Eden se contente d’incarner le pendant anesthésié d’Après mai, dépolitisé, poli et en apparence anti sociologique. Une décennie non agressive que la mise en scène semble devoir restituer fidèlement. Sauf qu’en filigrane, Mia Hansen-Løve finit bien par céder aux sirènes de l’étude, avec en bonus un diagnostic cousu de fil blanc : si les années 1970 étaient celles du passage à l’acte et des envies d’ailleurs, les années 1990 auraient été celles de la dépression nerveuse et du surplace. Soit, mais c’est tout ? Même les scènes de sexe et de défonce restent confites dans la plus sobre cordialité, enveloppant l’époque d’un voile mononucléique – et l’ânonnement des acteurs, dont Macaigne est le seul à tirer son épingle du jeu, n’y est pas pour rien. Dans le fond, le problème ne concerne pas tant le regard que la cinéaste pose sur cette génération, que ce qu’elle décide d’en conserver : la mise en scène dépouille chaque passage de tout enjeu d’initiation (il n’y a littéralement rien à apprendre, tant pour les personnages que pour le spectateur), et prive son film du moindre germe de sensualité.
Un cinéma de greffier
Difficile, dans un tel climat de constipation formelle, d’adhérer à ce cinéma de greffier, trop attaché à mettre en œuvre sa petite reconstitution juridique. On attendait d’un tel programme – et de son affiche, d’une rare beauté – un peu plus qu’un compte rendu factuel et sans secret. Quid de la musique – traitée comme un motif du décor ? Quid de la part du trip et des hallucinations psychotropes ? À trop tenir sa frise d’enfance en respect, Mia Hansen-Løve, après Assayas, dresse une barrière entre elle et son film. En résulte une odyssée raplapla, certes sans grumeaux, mais dont la pâte ne lève jamais. Filmer la candeur sans y prendre part esthétiquement revient à ignorer sa propre condescendance – à ce titre, la réalisatrice gagnerait à prendre exemple sur L’Âge atomique d’Héléna Klotz (avec lequel Eden partage plus qu’un trait), qui ne rechigne jamais à épouser la vision de ses personnages, quitte à plaider la naïveté. Loin de la mythologie de la lose des frères Coen, Mia Hansen-Løve manque le coche de son sujet – la French Touch, la tragédie intime de l’échec – qui aurait dû offrir, après Saint Laurent, une nouvelle nuance à la palette du biopic français. Au lieu de cela, le film s’installe dans la tradition des vanités, disposant ses personnages comme les fruits au cœur d’une vaste nature morte – ou d’une nuit blanche sans pulpe, sans arômes, sans couleurs, littéralement neutre. Reconnaissons toutefois à cet Eden d’avoir remporté son pari nihiliste : faire des 90’s un âge d’or, et du paradis une page blanche.