Puisque le Festival de Cannes nous invite à opérer des rapprochements entre les œuvres sélectionnées, on s’autorisera une petite remarque préalable avant d’évoquer plus en détail Bergman Island, qui sort en salle dans la foulée de sa première sur la Croisette. On n’a, de mémoire de festivalier, jamais vu une compétition avec des films mettant en scène autant d’artistes en tournée, en résidence artistique ou en déplacement pour présenter leurs œuvres (et, en ricochet, aussi peu de personnages aux professions dites « essentielles », pour reprendre une terminologie à la mode). Cela ne dit pas nécessairement grand-chose de la qualité des films (cf. le très beau Drive My Car d’Hamaguchi, qui s’inscrit dans cette tendance), mais pour un festival qui ambitionne de donner, pour reprendre la formule consacrée, « des nouvelles du monde », le constat n’est pas anodin et participe, même indirectement, à circonscrire le profil de nombreux films sélectionnés qui, même lorsqu’ils s’attaquent à des questions de société (Tout s’est bien passé, La Fracture), n’échappent pas complétement à un habitus bourgeois.
Le frisson de l’autofiction
Si cette tendance apparaît plus nettement à l’esprit au moment d’aborder le cas de Bergman Island, c’est peut-être aussi parce que le cinéma autofictionnel de Mia Hansen-Løve, qui n’échappe pas à un certain nombrilisme, trouve ici une forme de paroxysme en filmant un couple de cinéastes en villégiature dans un territoire de cinéma (l’île de Fårö, où Bergman s’installa et tourna plusieurs de ses films). Mais le septième art n’est guère le sujet d’Hansen-Løve, ou sinon de manière très superficielle : Chris (Vicky Krieps) et Tony (Tim Roth) ont beau abondamment discuter de l’œuvre de Bergman et d’un projet de scénario (un film dans le film narré par Chris), ils ne parleront à proprement parler jamais de cinéma. De Bergman, Chris retient surtout le lien entre l’œuvre et l’aspect biographique (elle revendique d’ailleurs apprécier une « cohérence » entre ces deux aspects) – et de fait son projet de film, intitulé La Robe blanche, semble moins motivé par un désir tangible de filmer un lieu en particulier (elle ne choisit son décor qu’en commençant à raconter le scénario à Tony, après avoir exprimé des doutes), que de fictionnaliser ses propres questionnements alors que son couple semble traverser quelques turbulences.
Dans cette perspective, la mise en abyme qu’opère le film – et qui trouve son acmé dans un épilogue où les deux récits finissent par se télescoper dans la chronique d’une fin de tournage – accouche moins d’un grand écart qu’elle ne joue sur une indistinction des deux strates ; Chris, c’est aussi son alter ego Amy (Mia Wasikowska), qui arpente les mêmes lieux, à pied ou à vélo. Sans être piquant, on pourra aussi considérer que ce parti-pris se marie bien à la forme indolente du film, quasi-transparente (une exception : la fuite du personnage de l’amant d’Amy, par une porte dans l’arrière-plan, alors que la jeune femme danse sur « The Winner Takes It All » d’ABBA). Tout le récit joue sur un flottement qui permet à Hansen-Løve de cultiver le petit frisson de l’autofiction (et ce film de fantômes qu’évoque à la fin Tony, ne serait-ce pas Personal Shopper d’Olivier Assayas, avec qui la réalisatrice a partagé sa vie ?). De cet exercice narcissique et passablement paresseux, on peut toutefois sauver la revenante Mia Wasikowska, dont le visage a tant manqué ces dernières années. C’est peu, mais pas non plus tout à fait rien.