Conte de saison
On est tellement habitué aux répétitions-variations chez Hong Sang-soo qu’on ne prête pas attention aux tonalités saisonnières très marquées colorant ses films. Tellement peu que l’on ne s’est pas forcément rendu compte de la succession de quatre saisons de Oki’s Movie (2010) à Haewon et les hommes (2013) – franches teintes automnales et printemps frisquet – en passant par l’été (In Another Country, 2012) et l’hiver (Matins calmes à Séoul, 2011). De quoi éventuellement préciser encore la filiation rohmérienne du cinéaste qui, contrairement à l’auteur de Conte d’été, n’avance pas par le biais de cycles affichés. Peut-être cette saisonnalité est-elle le fait du hasard – tout simplement la possibilité de tourner –, mais l’aléatoire n’est-il pas un faux-semblant pour l’architecte extrêmement rigoureux qu’est Hong Sang-soo ?
S’il ne décide peut-être pas de plonger tel ou tel film dans une saison particulière, Hong Sang-soo a en tous cas une formidable capacité à l’inclure dans sa mise en scène, à lui donner une visibilité qui émane aussi sans doute de la légèreté du dispositif, à cette sorte de nudité transparente. Ce talent d’accueil se manifeste notamment par des aptitudes de coloriste discret et inspiré : les touches bleues et oranges disséminées dans In Another Country, le noir et blanc mélancolique de Matins calmes à Séoul, les lumières printanières incertaines dans Haewon et les hommes. Sunhi reprend la palette d’Oki’s Movie, moins par sa lumière que dans l’usage de la végétation virant au jaune-ocre-bordeaux, cette dernière couleur rimant avec le pull du professeur Donghyun (Kim Sang-joong, assez génial de veulerie), séducteur sûr de lui – mais personnage automnal, en voie de fanaison. Tout le contraire de Sunhi dont la trajectoire finale loin de la compagnie des hommes tend vers le motif de l’éclosion. Un personnage féminin plutôt printanier, donc.
D’eux à elle-même
Sunhi se situe en territoire connu pour qui est familier de Hong Sang-soo : afin de lui demander une lettre de recommandation pour aller poursuivre son parcours aux États-Unis, une étudiante en cinéma retourne voir celui qui fut son professeur, avec lequel une histoire sentimentale couvait, et couve visiblement encore. Sur son chemin elle rencontre un ex (Munsu) qui fait des films que personne ne voit, inspirés de leur histoire ; puis un autre de ses enseignants, le misanthrope Jaehek. Comme souvent chez le cinéaste, le film se tisse à partir de deux situations contradictoires : le déplacement – vecteur des rencontres, parfois hasardeuses – et le stationnement, de préférence dans un restaurant devant des bouteilles de soju, lieu et situation occasionnant un théâtre de la parole qui peut dériver vers une vérité nue.
Un peu comme Monsieur Hulot chez Tati, Sunhi est quelqu’un (elle a au moins un prénom) qui arrive véritablement de nulle part au début du film – on apprendra qu’elle s’était tout simplement évaporée. À la fin elle s’en va, disparaît à nouveau mais assurément en se rendant quelque part – les États-Unis ? Entre ces deux extrémités, son être ne se dessine que par le truchement de Donghyun, Munsu et Jaehek : une sorte de prison de regards et de mots masculins. Our Sunhi et U Ri Sunhi, les titres anglais et coréen (« Notre Sunhi »), formulent bien mieux cette dépossession au profit d’une clique mâle qui lui dresse un seul et même portrait en forme de running gag : une fille courageuse, intelligente, qui s’exprime peu, qui est ambitieuse mais manquant de courage, devant creuser au plus profond d’elle même pour s’accomplir. Tandis que ce portrait d’une autre est, pour ces hommes, peut-être aussi un auto-portrait en creux d’un trio tout de même très velléitaire.
Vertige
Drôle, Sunhi est aussi poignant par ce qu’il fait pointer de difficulté d’être pour ses personnages. Son architecture rigoureuse et géométrique contient une dimension vertigineuse dans sa façon d’avancer par le biais de jeux de miroirs, de rimes, de refrains, ceux-ci étant aussi bien des mots que des lieux, une musique qu’une couleur ou un geste. Hong Sang-soo impressionne par sa capacité à ce que la complexité s’accompagne d’une superbe épure. Le segment final dans le parc est sans doute l’un des sommets de la filmographie du cinéaste ; alors que tous les protagonistes se retrouvent dans le même lieu, l’écart entre le mouvement vital de Sunhi et les postures figées et/ou hébétées du trio masculin a quelque chose de renversant, de mystérieusement bouleversant. Revient le refrain de cette ritournelle entendue plusieurs fois : « Où es-tu partie ? N’étais-tu qu’un rêve ?»