Film fondamental dans l’œuvre du génial metteur en scène hongkongais Tsui Hark, Il était une fois en Chine marque un tournant décisif dans l’histoire du cinéma d’arts martiaux, ayant notamment contribué à redonner au public le goût des films de kung-fu et propulsé Jet Li au rang de vedette internationale. Mais c’est également pour son réalisateur le moyen de retrouver l’essence du cinéma hongkongais et de la spécificité chinoise.
Remise au point
En 1991, Tsui Hark a déjà une carrière bien remplie à son actif. Il est un cinéaste reconnu mais aucun de ses films n’est jusqu’alors complètement abouti, ni profondément marquant. D’abord réalisateur pour la télévision, il est rapidement devenu au début des années 1980 le fer de lance de la nouvelle vague du cinéma hongkongais. En 1983, il réalise ce qui fut l’un des projets les plus coûteux jamais produits dans l’industrie locale : Zu, les guerriers de la montagne magique. Le film fut un relatif échec au box-office mais se fit tout de même remarquer dans les divers festivals fantastiques internationaux, et permit à Tsui d’asseoir sa réputation de réalisateur ambitieux et novateur. Peu après, pour échapper au diktat des studios, il fonda sa propre compagnie, la Film Workshop, qui fit de lui le producteur le plus influent du cinéma hongkongais des années 1980. En outre, il produisit la saga des Histoire de fantômes chinois (Ching Siu-tung, 1987), qui remit en scène les films fantastiques, The Swordsman (1990), qui relança la carrière de King Hu, et les polars de John Woo comme Le Syndicat du crime 1 & 2 (1986 – 1987) et surtout The Killer (1989), considéré aujourd’hui comme un des films les plus importants de la décennie. Non seulement le succès de ces films fut conséquent dans l’ex-colonie, mais il eut des retentissements partout dans le monde, particulièrement chez les cinéphiles français et américains, ouvrant ainsi un pont direct entre le cinéma hongkongais et Hollywood.
La filmographie de Tsui Hark est alors à un croisement lorsqu’il décide de réaliser Il était une fois en Chine, film qui devait réactiver sur les écrans un héros mythique de la culture cantonaise, le Docteur Wong Fei-hung (ou Huang Fei-Hong selon les traductions) et redonner une place de choix au cinéma d’arts martiaux, qui semblait avoir été définitivement remplacé par les comédies et les films d’actions. Depuis le début de sa carrière, Tsui s’efforce de raviver l’intérêt du public pour les vieilles légendes chinoises tout en ayant recours aux technologies les plus moderne (Zu est le premier film chinois à utiliser les trucages optiques hollywoodiens). Revisiter un genre typiquement chinois à travers un personnage aussi emblématique est ce qui permet à Tsui de dresser un bilan sur son cinéma et par extension celui de la colonie, mais aussi d’interroger frontalement le devenir de l’industrie hongkongaise au sein de la culture chinoise.
Figure mythologique, héros cinématographique
Qui est Wong Fei-hung ? Un médecin né en 1847 dans la région du Canton et qui possédait une clinique (Po Chi Lam) où il enseignait le kung-fu. Il fut, à la fin du XIXème siècle, une figure locale importante et respectée. Chef d’une milice civile, il exerça une influence considérable sur ses disciples qui participèrent par la suite au renversement de l’Empire Mandchou. Ils firent rayonner le nom de leur maître jusqu’à ce qu’il devienne un personnage de légende. C’est en 1949 qu’il fit sa première apparition cinématographique, sous les traits du comédien Kwan Tak-hing, dans un film de Hu Peng, le bien nommé The Story of Wong Fei-hung, qui, malgré sa grande faiblesse visuelle, bouleversa littéralement le cinéma hongkongais en faisant des films de kung-fu son genre le plus important et le plus fédérateur. S’ensuivit presque frénétiquement une flopée de suites, toujours avec le même interprète. On dénombre pas moins de quatre-vingt-dix films entre les années 1950 et 1970, décennie où l’engouement pour le personnage commença à vaciller. Ce succès colossal fut essentiellement dû à Kwan Tak-hing, acteur charismatique et sympathique, artiste martial habile que le public finit par totalement assimiler à son rôle de héros vertueux et moral, peut-on rétrospectivement supposer tant les films sont cinématographiquement pauvres. Toutefois, ils permirent aux chorégraphes les plus prestigieux, Yuen Woo-ping, Sammo Hung ou Liu Chia-liang, d’y faire leurs armes, avant de passer à des productions plus ambitieuses notamment pour la Shaw Brothers ou de s’atteler eux-mêmes à la réalisation. Les films de Wong Fei-hung ont donc une place importante dans la cinéphilie hongkongaise, à la fois solidement ancrés dans l’inconscient populaire et terrain d’apprentissage pour ceux qui donnèrent au cinéma d’arts martiaux ses lettres de noblesse. À la fin des années 1970, c’est essentiellement sous les traits d’un héros jeune et débutant que Wong Fei-hung fit ses dernières apparitions sur les écrans. Interprété par le magnifique Gordon Liu dans le film de son frère adoptif Liu Chia-liang Le Combat des maîtres (1976), puis tourné en dérision par Jackie Chan dans l’excellent Drunken Master (Yuen Woo-ping, 1978) qui fit de lui la plus grosse star hongkongaise d’Asie après Bruce Lee.
Pour détourner cette figure mythique qu’est Wong Fei-hung et la détacher dans l’inconscient collectif de l’image de Kwan Tak-hing, Tsui Hark en surprit plus d’un en prenant Jet Li dans le rôle. Outre les extraordinaires qualités d’artiste martial de ce dernier, on peut supposer que son physique juvénile favorisa ce choix bien qu’il n’est pas question ici de rajeunir le personnage pour s’en moquer comme ce fut le cas dans Drunken Master, ni même de revisiter ses origines. Dès la première scène du film, Wong Fei-hung nous est présenté comme une figure prestigieuse, convié à un spectacle de Danse du Lion aux côtés d’un important chef militaire chinois. D’emblée, il apparaît comme une personnalité locale aussi respectable qu’il l’était dans les versions avec Kwan Tak-hing. Sa jeunesse est en réalité ce qui va permettre à Tsui Hark de rendre son héros plus moralement vulnérable, plus facilement en proie au doute et donc beaucoup plus sensible à l’Histoire et ses conséquences. Un visage plus âgé est marqué d’un certain vécu et d’une usure, tandis que les traits lisses de Jet Li sont comme des pages vierges encore peu explorées, et donc plus crédibles pour l’approche qu’a Tsui du mythe et plus généralement du cinéma. Le pari fut manifestement gagné car le film eut un succès conséquent et suscita une flopée de (pâles) copies, mais surtout relança la mode des films de kung-fu. Tsui Hark mis immédiatement en chantier une suite, le sublime Il était une fois en Chine 2 : la secte du Lotus Blanc. La saga compte six épisodes en tout, que l’on peut très distinctement diviser en deux trilogies. Les trois premiers films, dans lesquels Tsui s’efforce d’imposer sa propre vision du personnage en ancrant ses aventures dans l’Histoire du pays, et les trois suivants, plus légers et fantaisistes, qui reviennent, tel un mouvement de balancier, aux principes de « sérial » des films originaux.
Vers le changement
Au débuts des années 1990, tous les esprits hongkongais sont dans l’expectative de l’approche de la rétrocession chinoise, préoccupation que l’on retrouve naturellement au cœur du cinéma de la péninsule. Tous les films de Tsui Hark posent la question de l’identité chinoise à travers la culture, l’histoire du pays et la place de Hong Kong et de son cinéma en son sein. Le titre Il était une fois en Chine, traduction littérale du titre anglais du film (Once Upon a Time in China), annonce l’heure du bilan de ces interrogations à travers un film-somme et une vision définitive sur un genre cinématographique et le pays auquel il est rattaché qui n’est pas sans rappeler les démarches d’un Sergio Leone.
Comment filmer la fin d’une époque et le passage d’une ère à une autre ? La réponse esthétique de Tsui Hark est simple mais lumineuse : placer au centre du film un témoin de ce changement de temps. Mais de préférence un personnage issu des traditions passées, obligé d’entrer de plein fouet dans la modernité et de l’accepter bien qu’il soit incapable de la comprendre. Du valeureux héros porteur des idéaux confucéens, Wong Fei-hung devient chez Tsui un personnage dépassé, révolu voire un peu vieux jeu. Pas tant par volonté de tourner en dérision le mythe (bien que le décalage culturel auquel Wong est confronté, notamment avec les mœurs occidentales, permet de nombreuses scènes burlesques assez drôles) mais plutôt pour inscrire une figure légendaire et symbolique dans un contexte historique bien concret. L’action se déroule donc en 1875, lorsque la Chine est sous le joug mandchou qui coopère délibérément avec les forces d’occupations colonialistes occidentales dont le but est de s’implanter dans le sud du pays. Wong, tant bien que mal, tente de maintenir l’équilibre bien précaire de la situation politique de la région. D’abord dubitatif mais neutre, il observe les bouleversements que les chocs culturels engendrent. Ce n’est qu’une fois que tous ces conflits dégénèrent qu’il est contraint de s’engager. Ce qui fait la grandeur du héros ici, ce ne sont plus les idéaux poussiéreux et nationalistes dont il se faisait le défenseur dans les films précédents mais sa flexibilité et sa capacité de conciliation. Plutôt que de préserver les valeurs désuètes et traditionnelles de son enseignement, sa préoccupation principale serait plutôt de maintenir la justice, unique critère qui le pousse à prendre parti, au-delà de toutes divergences idéologiques.
L’engagement du combat
Le docteur Wong a donc ici toutes les caractéristiques du héros « tsuien », c’est-à-dire non pas acteur du déroulement du film mais, placé en pleine turbulence historique, obligé de le subir. Chez Tsui, l’histoire (avec un grand ou un petit « H ») « passe » sur les personnages comme le courant d’un fleuve sur la roche, provoquant un phénomène d’érosion plus ou moins prononcé. Elle est surtout ce qui anime les corps, la substance nécessaire à leur expression gestuelle. Les scènes d’action ne sont en ce sens jamais gratuites. Chaque combat dans Il était une fois en Chine est l’illustration d’une opposition idéologique qui divise les protagonistes. Soit Wong Fei-hung est témoin d’un événement dû à la conjoncture historique auquel il ne peut pas ne pas prendre part, soit un adversaire en désaccord avec ses principes vient le défier directement. L’affrontement a toujours un enjeu politique ou éthique. Lors d’une scène cruciale du film, après qu’une poignée de dissidents ont tenté d’assassiner le gouverneur du Canton pendant une représentation théâtrale, Wong est confronté directement à la crise qui secoue la région quand des soldats chinois tirent sur leurs concitoyens innocents, afin de protéger les dignitaires occidentaux. Ne pouvant décemment pas laisser ses compatriotes se faire tuer sans raison, il doit intervenir mais il afficherait alors instantanément son opposition au gouvernement. Engager le combat, signifie prendre parti dans le conflit, irrémédiablement.
Mais au-delà des résonances scénaristiques, les scènes d’arts martiaux peuvent aussi avoir une implication thématique et renvoyer à la problématique du film. Le combat à la fin du film entre Wong et Yim, boxeur aussi émérite que lui mais obligé d’exhiber son savoir dans la rue pour survivre, oppose deux aspects bien distincts du kung-fu. Wong le défend en tant que philosophie et tradition puriste, recherche d’un épanouissement intérieur, Yim en tant que performance physique, recherche d’un prestige extérieur. L’ironie étant que les valeurs que représente le héros vont à l’encontre de ce sur quoi repose le film puisque le cinéma utilise les arts martiaux à des fins spectaculaires. Le combat se déroule dans un vaste entrepôt jonché de grandes échelles. Yim, en renversant ces dernières, crée un échafaudage à la stabilité peu fiable. Toute la difficulté du combat sera de maintenir son équilibre sur ce terrain amovible tout en continuant de se battre. Chacun des adversaires construit sa propre architecture et tente de l’imposer au détriment de l’autre, forçant la cohabitation de deux espaces cinématographiques inconciliables. D’abord obligé de jouer le jeu, Wong finit par détruire toutes les échelles, interrompant ce ballet aérien et achevant le combat de manière plus « conventionnelle » sur le sol. L’affrontement prend alors une dimension métaphysique, car le héros qui y est mis en scène, se bat contre l’idée même d’être mis en scène mais, ce faisant, s’expose à la caméra. L’ironie devient paradoxe, véritable moteur du cinéma de Tsui Hark.
La dialectique casse-t-elle des briques ?
Le paradoxe est ce qui permet à Tsui de créer une dialectique de son cinéma. Entre les plans d’abord : le découpage, contrairement à la logique même de sa nature, suit un travail de déstructuration du récit en alternant par exemple les échelles de plan et les cadrages contrastés (une plongée suit une contre-plongée, un gros plan un plan d’ensemble etc…), ou en bouleversant les codes narratifs (non-respect des lois axiales du montage, cassure de rythme, raccord entre les gestes et pas nécessairement les regards etc…). Une des particularités d’Il était une fois en Chine est la multiplication abondante des plans durant les scènes de dialogue, alors que les séquences de combat chorégraphiées, par définition plus rapides, font appel à des plans plus longs qui laissent les corps s’exprimer. Son style visuel extrêmement moderne, pas toujours évident à suivre, met à l’épreuve l’œil du spectateur et les capacités narratives de l’image et du montage tout en interrogeant les limites du cinéma.
Entre les personnages ensuite : il est intéressant de noter que la figure de Wong est déclinée à travers deux autres personnages. Son subconscient : Yim, qui n’est finalement que le double négatif de Wong, sa part maudite qui accepte de soumettre son art aux impératifs du spectacle. Pas forcément par vanité mais parce qu’il n’a pas d’autre alternative s’il veut continuer à exister. Son premier affrontement face à Wong Fei-hung intervient au moment où le docteur est au plus bas, sa clinique calcinée, les autorités à dos et son avenir plus qu’incertain. Yim vient alors le défier comme pour lui imposer l’évidence que le salut du kung-fu doit passer par cette solution contradictoire qu’est l’exhibition publique. Et son inconscient : Leung-fu, jeune disciple qui oscille entre Wong et Yim, c’est-à-dire entre ce qu’est Wong et ce qu’il doit devenir, et animé par ses sentiments (on pourrait même dire ses pulsions) pour Tante Yee, là où Wong les refoule.
Et enfin parfois entre les films : ici, Wong affronte les Chinois qui se sont associés aux Occidentaux. Dans l’épisode suivant, il a pour adversaire une secte chinoise fanatique opposée à toute occidentalisation de la Chine. On a souvent taxé le réalisateur de raciste dans sa représentation des Occidentaux (peu flatteuse, il est vrai) dans cette saga. C’est aller un peu vite en besogne. Tsui n’est pas anti-occidental mais anticolonialiste. La nuance a une certaine importance. Car si les Occidentaux sont montrés comme des personnages grotesques, la culture occidentale est ce qui va permettre un effet catalyseur sur les conflits identitaires qui traversent Canton. Comme toujours chez Tsui Hark, c’est vers le personnage féminin qu’il faut se tourner pour nous aiguiller vers le sens du film. Dans Il était une fois en Chine, il s’agit donc de Yee, la treizième tante, cousine éloignée de Wong avec qui elle tisse un lien amoureux pour le moins très chaste. Cette dernière a passé une grande partie de son éducation aux États-Unis ou les mœurs et coutumes occidentales lui ont été inculquées. Elle est donc le fruit de la parfaite mixité entre les deux cultures. Elle observe la Chine en pleine mutation, à travers l’objectif d’un appareil photo, symbole de son regard occidentalisé. Mais à chaque fois qu’elle tente de photographier Wong, celui-ci bouge et empêche la netteté de la photo. Wong n’est pas encore prêt pour s’adapter complètement aux technologies occidentales. Le film se conclut d’ailleurs sur une photo de famille où tout le monde, trop instable, est flou. La mixité ne prend pas. Yee préfigure le destin de Canton sous l’influence anglaise, et symbolise assez clairement Hong Kong. De tous les personnages, elle est le seul qui n’aura pas à évoluer dans les films suivants, le seul à avoir trouvé l’équilibre. Tsui Hark est lui-même issu du décalage de culture puisqu’il est né de parents chinois au Viêt-Nam et a étudié pendant trois ans le cinéma aux États-Unis. On devine que son goût pour les vieilles légendes chinoises n’est pas un hasard. Il est alors aisé de voir en quoi la pluriculturelle tante Yee qui essaye de photographier le descendant d’antiques traditions Wong est une métaphore du cinéma de Tsui Hark : inscrire l’essence de la culture millénaire chinoise sur une invention neuve et étrangère, concilier l’ancien et le moderne. Et c’est non sans humour que la photo floue, donc inaboutie, qui clôt le film apparaît comme la promesse d’une suite.
Ciné-sinophilie
Car le kung-fu, c’est avant tout du mouvement. La photographie ne peut pas vraiment le représenter. Dans le troisième épisode, La Danse du lion (1993), Tante Yee s’est munie d’une caméra, seul objet capable de capter les gestes, afin de filmer les exploits de Wong. Ce dernier comprend alors que le kung-fu, pour survivre et continuer à être transmis, doit passer par le biais de cet art occidental qu’est le cinéma. Seule cette mixité assurera la pérennité des diverses cultures. Mais en s’appropriant les arts martiaux, le cinéma fait à son tour partie de l’Histoire chinoise.