Deux mois de tournage, cinq chef opérateurs successifs, quelques vedettes de la pop chinoise (celle de Hong Kong et celle de Taïwan) et, en fin de compte, un succès commercial décevant pour le film qui devait marquer le retour de Tsui Hark, après deux réalisations aux États-Unis, dans un cinéma hongkongais qu’il avait largement contribué à inventer. Polar urbain électrique et assez décalé, Time & Tide (littéralement : « temps et marée ») pourrait être mélancolique comme le suggère son titre, tant il évoque un monde en voie d’extinction : Hong Kong, ville interlope par excellence, a rejoint le giron communiste chinois depuis seulement deux ans lorsque l’auteur de L’Enfer des armes et compatriote de John Woo commence le tournage. Ce n’est pourtant pas le sentiment qui se dégage de ce récit chaotique et turbulent, qui ne prend son plein envol qu’à mi-parcours, et repose sur un principe de multiplication comme pour mieux échapper à la censure que les nouveaux maîtres de la ville imposeront à son cinéma. Time & Tide : point final.
Geste et gestations
Lorsqu’il tourne Time & Tide en 1999, Tsui Hark est un maître, aux côtés de John Woo (qu’il a produit) et de Johnny To – entre autres. Charles Tesson et Karim Debbache (Chroma) expliquent fort bien, dans les suppléments de ce combo très complet, la particularité de Tsui Hark, né au Vietnam, formé aux États-Unis et créateur d’une œuvre baroque et violente, caractéristique de l’inventivité du cinéma hongkongais. Tourné deux ans après la rétrocession du comptoir britannique à la Chine continentale, Time & Tide problématise à sa manière ce changement – retour en arrière ou fuite en avant ? – dans une machinerie narrative un peu touffue : le « chaos » formulé au commencement du film (par le cinéaste lui-même, dans une voix off assez emphatique qui cite la Genèse) trouve très vite une sorte de cadre où s’épanouir, entre deux gestations (au sens propre) où iront s’échouer les aventures tourbillonnantes de Tyler et Jack. Deux gestations et une geste somme toute ordinaire : amitiés trahies, poursuites dans les parkings, cascades (de vraies cascades, la grossièreté des effets « spéciaux » numériques soulignant leur virtuosité), conflits de loyauté et règlements de compte entre bandes de mercenaires. Time & Tide ne présente au premier abord rien d’exceptionnel au regard des « schèmes » habituels du genre, sans parler de la mallette pleine de dollars US planquée dans une consigne automatique.
Les langues et le territoire
Pourtant, à y regarder de plus près, Tsui Hark introduit quelques éléments plus polémiques, des points de crispation politiques, « identitaires », qui font le sel de ce scénario bourré de figures obligées : le barbouze Jack est de retour au pays, comme le cinéaste, et refuse de se rallier à ses anciens compagnons d’arme, des Sud-Américains qui passent d’une langue à l’autre et, en bons méchants, n’ont d’autre souci que récupérer l’argent, quitte à « faire sauter le site ». Time & Tide, film ouvert à tous les vents, tour de Babel où l’on parle tantôt le chinois (mais est-ce le mandarin ou le cantonais ? Charles Tesson souligne l’importance linguistique dans l’ADN du cinéma hongkongais), tantôt l’anglais ou l’espagnol, est d’une certaine façon le film d’une ville qui se choisit enfin un territoire. On ignore si, pour Tsui Hark, le chaos est ce qui attend Hong Kong, une fois que les « étrangers » auront quitté la villeet l’auront livrée à son nouveau destin, ouau contrairece qu’ellelaisse derrière elle, ce passé où l’argent et la violence faisaient de Hong Kong une cité idéale pour les cinéastes de sa génération. Tsui Hark, qui a vécu l’âge d’or du cinéma hongkongais, ne choisit pas vraiment entre l’ordre et le chaos, à l’heure où sa ville passe dans un nouveau monde ; dans Time & Tide pourtant, dernière œuvre véritablement hongkongaise d’un auteur qui a toujours affirmé son identité chinoise (jusque dans ses années d’études américaines), les méchants viennent d’ailleurs.
L’ « extraterritorialité » de Time & Tide est certes à l’image d’une ville-comptoir ouverte sur le monde, où les « cafards » viennent d’un peu partout et s’agitent sous le regard indifférent d’un vendeur de rue local. Mais une fois passé le maelstrom de péripéties qui font du film un condensé du meilleur cinéma hongkongais (clins d’œil appuyés au rival John Woo inclus !), le repos des guerriers, pères des nouveaux citoyens de Hong Kong, est explicitement porteur d’espoir : « Avec l’espoir, tout peut recommencer ».