Cinéaste des femmes s’il en est, George Cukor réalise pour Indiscrétions le fantasme de tout un chacun : faire une comédie parfaite réunissant les deux monstres du genre, Cary Grant et James Stewart, autour de la déesse Hepburn, tout en conservant les grands thèmes d’une screwball comedy bien plus sophistiquée que d’habitude. Indiscrétions est également l’un des films les plus fins, les moins doucereux de sa filmographie, qui prône une étonnante morale hédoniste au sein d’une haute société qui descend de son trône un instant, mais ne se mélangera pas au reste de l’humanité.
Nous sommes en 1940 : Katharine Hepburn vient de quitter avec perte et fracas les studios de la RKO et tente de retourner l’impopularité qui la touche en acceptant une comédie hollywoodienne classique. Elle demande à la MGM d’engager, pour interpréter les deux rôles masculins, Clark Gable et Spencer Tracy… Spencer Tracy n’est pas disponible, et Rhett Butler ne veut plus tourner avec Cukor depuis Autant en emporte le vent sur le tournage duquel il a appris l’homosexualité du réalisateur. Après quelques tergiversations, les studios décident de réunir sur un même plateau les deux légendes, Cary Grant et James Stewart, qui ne seront réunis qu’une fois dans leur carrière. Pour Indiscrétions, Cukor a choisi un décor plus raffiné, plus époustouflant que pour Holiday (Vacances) ‑qui réunissait déjà en 1938 Hepburn et Grant- : le film est donc une débauche de robes, de champagne, de lustres astiqués… et de parures, dont la principale a été reprise, sur un ton légèrement moqueur, du film de Van Dyke sur Marie-Antoinette. Le film reprend absolument tous les thèmes de la comédie classique : la lutte sexuelle, la lutte amoureuse, la lutte de classes. Mais il restera à la fin de cette « histoire de Philadelphie » un sentiment de victoire (sentimentale) et de défaite (sociale) qui en fait un des chefs d’œuvre de Cukor, plus profond qu’il n’y paraît, moins anecdotique aussi.
Le scénario est adapté d’une pièce de théâtre, interprétée par Hepburn sur Broadway, écrite par Philip Barry qui avait créé le personnage principal, Tracy, sur le modèle de la grande Katharine : cette dernière semble avoir à l’époque fait quelques caprices à la RKO, et apparaît comme une reine un brin méprisante. Cukor comme Barry tentent alors de renverser la tendance et de la faire trébucher ‑avec humour et humanité- de son piédestal. Tracy Lord, donc, a divorcé de Dexter ‑Cary Grant‑, donnant lieu à une scène d’ouverture étonnante : la guerre entre homme et femme est physique. Tracy détruit une canne de golf de Dexter avant que celui-ci ne la jette à terre… Il ne s’agira d’ailleurs pas seulement pour Cukor d’établir des parties de ping-pong dialoguées pour montrer cette guerre : les hommes et femmes se battent, se portent, s’embrassent… Deux ans après leur divorce, Tracy doit se remarier avec Georges, un ancien mineur devenu patron d’usine, parvenu au plus haut des sommets financiers. Mais Dexter rôde dans les parages, toujours amoureux de la belle Tracy, et décidé à mener à bien un reportage pour Spy, journal à scandale, avec Mike ‑James Stewart- et Liz ‑Ruth Hossey-. Le fondement de la comédie est classique : le quiproquo. La famille Lord est entachée par l’absence du père, parti avec une danseuse, qui, de retour, va devoir se faire passer pour l’oncle, tandis que Mike et Liz sont sensés être des amis de la famille. Et ainsi de suite.
Assez curieusement, le quiproquo de départ est vite effacé : si les masques de la comédie tombent rapidement, les carapaces humaines et morales sont les véritables enjeux du film. Tracy est belle, spirituelle mais hautaine et donneuse de leçons. Elle est le porte-drapeau de la morale bourgeoise, épaulée par une mère qui accepte les écarts de son mari, par un nouvel ami, le journaliste Mike, et par son futur époux, Georges, strict, peu fantaisiste, trop content de « monter » et de faire siens, plus encore que les Lord, les cadres rigides de la noblesse d’argent. De l’autre côté se placent le père Lord, Dexter, Liz, et la sœur de Tracy, Dinah, petite fée du drame, qui musarde partout, et tente d’empêcher le mariage de Tracy avec un homme beaucoup moins amusant que Dexter. Comme souvent chez Cukor, la femme se cache derrière une force réelle qui l’a séparée du reste du monde : elle est en général le mouton noir de la famille ou la femme de tête. La figure de Tracy dans Indiscrétions est plus complexe : statut de marbre blanche, elle tient la maison, mais elle ne lutte pas contre l’ordre établi, elle le représente d’abord. Les hommes de plaisir lui reprochent cruellement cette posture de froideur, d’intolérance des faiblesses humaines. Les hommes de morale ne comprennent pas que Tracy se cache derrière sa posture de chef de famille pour ne pas tomber. Plus dure sera la chute ? Justement non. C’est l’acceptation du plaisir, de la fantaisie, le pied-de-nez au sens commun et aux habitudes de sa classe qui feront d’elle une humaine parmi les humains, et non une vestale parmi les faibles. C’est la défaite qui la magnifie.
La guerre entre les classes sociales est également partout : Mike, journaliste par défaut, poète par passion, est pris pour un petit voleur, un maître d’hôtel, puis un musicien du mariage. Quant à George, il est fait constamment mention de ses origines sociales — « l’homme du peuple », « celui qui s’est battu » — pour appuyer la différence fondamentale qui le sépare du monde des Lord, et rend ce monde totalement imperméable. La fin, si elle est heureuse, n’en est pas moins le témoignage de ce rejet de la classe dominante envers ceux qui n’en font et n’en feront jamais partie. La seule façon pour les simples gens de pénétrer dans l’histoire des grands est justement la presse à scandale, décriée malgré tout chez Cukor comme le reflet d’une société, qui n’est pas la sienne, où le masque a remplacé le sentiment. Mais n’oublions tout de même pas la visée essentielle de Cukor qu’est la réalisation d’une comédie : Indiscrétions recèle de petites perles qui jouent sur des comiques très variés ‑le comique de répétition, de geste, de dialogues- qui doivent beaucoup au maniérisme précis de K. Hepburn et aux seconds rôles de l’oncle Willie et de Dinah. Il est évident que le duo Stewart-Grant est éclatant : Stewart, l’homme du peuple, face à Grant, le bourgeois fantaisiste, restent dans leurs rôles coutumiers, mais poussés à l’extrême. Ainsi Jimmy hurle-t-il « Over the rainbow » avec K. Hepburn dans les bras. Ainsi Cary Grant roule-t-il plus que jamais de ses yeux de velours, et joue-t-il de son rire ironique. Cukor s’arrange également pour que les plans fixes ne réduisent pas le mouvement de la comédie — comme c’est parfois le cas chez Leo McCarey — : les protagonistes surgissent du cadre, par une lumière, un bon mot, une position étudiée du corps. Le dénouement se développe enfin entre le crépuscule et l’aube : le lendemain, jour de noces, alors que les bibelots des multiples salons des Lord et la grande maison, symboles de la haute société, n’ont pas bougé, la famille presque entière est ivre. In vino veritas, le moment de folie pourra apporter un nouvel ordre, tout aussi bourgeois, mais plus amusant, plus humain.