George Cukor a connu le muet avant le parlant. Peut-être tirera-t-il de cette expérience, doublée d’un premier parcours artistique au théâtre, l’importance de la direction d’acteurs. Ce qui ne signifie pas que Cukor soit un réalisateur de stars. Il a cependant eu la volonté, tout au long de sa carrière, de Tarnished Lady en 1931 à Riches et célèbres en 1981, de mettre en mouvement des acteurs, des personnages, des duos. Cukor a voulu construire sa cathédrale, faite de femmes fortes au cœur tendre, d’hommes plus ou moins roublards, de sociétés plus ou moins lisses. Le réalisateur américain a accordé la part belle aux évolutions sociales et cinématographiques : souvent réduit aux mises en scène des couples Hepburn-Grant ou Hepburn-Tracy, Cukor a pourtant une liste d’acteurs et d’actrices impressionnante à son actif : de Greta Garbo à Ingrid Bergman en passant par Joan Crawford pour les femmes, de James Stewart à Yves Montand en passant par James Mason pour les hommes, il a balayé un demi-siècle d’évolution technique et plusieurs générations d’acteurs. Du point de vue stylistique, là encore, on a souvent cantonné Cukor dans le genre comique, alors que celui-ci s’est illustré dans des registres divers, la tragédie avec l’adaptation d’Othello A Double Life ou le conte social avec Justine. La comédie elle-même est parfois douce amère chez Cukor : au rire franc succède parfois la désillusion, notamment pour Mike, le journaliste interprété par James Stewart, dans le dénouement d’Indiscrétions ; à l’humour potache est préférée la finesse des enchevêtrements scénaristiques. George Cukor a créé des personnages qui se cherchent, se trouvent dans l’amour, dans l’alcool, par hasard ou par calcul savant. Il nous livre ainsi une comédie humaine beaucoup moins homogène ou naïve qu’on pourrait le croire.
Katharine Hepburn, une des femmes de George Cukor
On fait souvent de George Cukor le cinéaste par excellence des femmes, dans l’ensemble représentantes de la catégorie convoitée au cinéma des « femmes fortes ». Il est vrai qu’en scrutant sa filmographie, on y trouve un palmarès féminin assez impressionnant : entre autres célébrités de haut rang se placent Ingrid Bergman, Marilyn Monroe, Audrey Hepburn, Joan Crawford et, bien entendu, Katharine Hepburn, une des actrices que l’on retrouve le plus dans ses films. Cette dernière, depuis Héritage jusqu’à Mademoiselle Gagne-Tout, a su s’imposer, semble-t-il, comme un modèle de maîtresse-femme dans un cinéma où l’homme n’est pas non plus cantonné aux rôles de faire-valoir, comme le montreront les personnages de Cary Grant ou de Spencer Tracy.
En premier lieu, on remarque que Katharine Hepburn conservera chez Cukor le personnage de la femme centrale : dans Les Quatre Filles du docteur March, c’est à elle qu’échoue le rôle de Joséphine, le garçon manqué en mal de romantisme, tout comme dans Vacances ; c’est elle aussi qui « portera la culotte » bien souvent face à Spencer Tracy. Mais la figure tracée par ces rôles sur les trente ans de collaboration avec George Cukor n’est pas si simple que cela. Plus que la femme forte au milieu des hommes, elle est celle qui utilisera tous les aspects de la féminité, de l’évanescence quasi divine d’Indiscrétions au travestissement de Sylvia Scarlett. Le caractère bien trempé des personnages incarnés par K. Hepburn n’en fait pas non plus une chienne de garde : avec son visage anguleux et ses sautes d’humeur, l’actrice interprète avant tout des rêveuses en quête de poésie et de liberté. Elle n’est ni le symbole de la féminité pure ou de l’érotisme que Marilyn a pu représenter, ni celui de la force tranquille qui écrase toutes les conventions masculines sur son passage. Elle se rapproche plus, si comparaison il doit y avoir, de la dualité feminité-masculinité d’une Bergman aux cheveux courts dans Pour qui sonne le glas. Mais la femme n’est pas au-dessus de l’homme car celui-ci reste, malgré tout, son révélateur. Elle cherche sa place, d’un point de vue purement social comme sexuel, et la trouve par son courage – on ne peut nier la quasi-glorification de la gent féminine chez Cukor – mais avec l’aide du sexe dit fort.
En témoignent la plupart des films de Cukor qui ont vu Katharine Hepburn à leur générique : dans Les Quatre Filles du Docteur March, Jo est la cadette, loin des préoccupations de mariage de son aînée Meg et de la passion pour le dessin bucolique de sa benjamine Amy. Elle écrit des romans de science-fiction, se coupe les cheveux pour un peu d’argent, n’hésite pas à jouer avec ses voisins, et part même seule à la ville pour être publiée. C’est le concept du « garçon manqué » qui la caractérise, tout comme il caractérise la Linda de Vacances, dit « le mouton noir de la famille » (sa sœur compte là aussi se marier), qui fait la roue devant Cary Grant, et parle avec l’accent des faubourgs. Rappelons également que, dans Sylvia Scarlett, Katharine Hepburn se travestit en homme pour entrer dans une bande d’escrocs avant de réaliser son rêve : fonder une troupe de théâtre ! Souvent en pantalon, elle n’est pas la femme fatale par excellence. Et pourtant, il ne viendrait pas à l’esprit de nier la féminité absolue de l’actrice… Katharine Hepburn a peut-être inventé une nouvelle forme de féminité, celle qui se cache pour mieux exploser, celle qui se retient car, toute femme forte qu’elle est, on sent son désarroi face au sexe opposé, notamment dans la façon qu’a Cukor de filmer son visage, capable d’expressions aussi diverses que la gêne, la tendresse ou la maladresse, avant l’éclat de rire ou le coup de gueule.
George Cukor n’est pas un féministe, plutôt un admirateur des femmes. On remarque tout d’abord l’extrême diversité des milieux dans lesquels il place ces femmes : milieu strictement féminin dans Les Quatre Filles du docteur March, milieux bourgeois hétéroclites dans Vacances, Indiscrétions ou Madame porte la culotte, alors que l’on se rapproche plus des classes moyennes dans Sylvia Scarlett, La Flamme sacrée ou même Mademoiselle Gagne-Tout. Il y a cependant un système récurrent, d’ailleurs noyau du genre comique, qui est celui du tandem : les personnages qu’incarne K. Hepburn ne se battent pas contre une virilité toute-puissante dans une société misogyne. Ils débattent, composent avec le représentant de la gent masculine qu’ils choisissent : c’est ainsi que les couples Grant-Hepburn (réutilisé par Howard Hawks notamment) ou Tracy-Hepburn (que l’on retrouve aussi chez d’autres réalisateurs comme Stanley Kramer), sont devenus mythiques. Non seulement parce que ces derniers étaient en couple à la ville, mais aussi et surtout parce que l’homme, chez Cukor, révèle la femme parfois cachée sous des dehors presque virils : évoquons ainsi la drôlissime scène d’ouverture d’Indiscrétions où Tracy (K. Hepburn) renvoie Dexter (C. Grant) manu militari du foyer conjugal en cassant ses clubs de golf. A lieu alors une courte bataille physique où homme et femme sont à égalité dans la violence (comique), la mauvaise foi et le désir de vengeance. Dans beaucoup des films de Cukor, le personnage de Katharine Hepburn est en retrait, de sa famille, de la société bien pensante, de l’amour qu’elle n’ose s’avouer pour l’homme du tandem… et c’est justement cet homme qui finira par faire de la battante une amoureuse. Ainsi le professeur Baer convertira-il Jo March, Dexter Tracy, Johnny Linda, jusqu’au dernier film de Cukor avec la grande Katharine, Mademoiselle Gagne-Tout, où Mike fera tomber la vieille fille Pat dans ses bras.
La femme n’est pas non plus, tant s’en faut, une conquête ou un objet que l’homme a un peu de mal à acquérir, mais qu’il finit toujours par séduire. D’une part, la séduction existe bel et bien des deux côtés, ce qui place sans cesse homme et femme sur un pied d’égalité. Pas de blanches brebis et de méchants loups en vue. D’autre part, on se bat aussi pour cette femme. Spencer Tracy devra se battre pour conserver ou pour obtenir les faveurs de Katharine Hepburn, notamment dans Madame porte la culotte après une brouille conjugale et dans Mademoiselle Gagne-Tout. L’exemple le plus probant de la lutte pour la femme est évidemment Indiscrétions : Tracy va se remarier avec un homme fade et riche. Elle voit débarquer, non sans angoisse, son ancien mari (C. Grant) affublé d’un journaliste (J. Stewart) venu couvrir l’événement. Ce dernier tombe tout de suite amoureux de Tracy qui, de son côté, opère un rapprochement avec son ex-mari jusqu’au retournement final. Là encore, C. Grant (Dexter) prend la position du révélateur puisqu’il fera prendre conscience à Tracy de l’erreur qu’est son futur mariage. Mais il devra passer sur le corps de James Stewart pour la récupérer. Ce film est sans doute la plus belle métaphore de la femme chez Georges Cukor : un obscur et malgré tout sensuel objet du désir. Le comique laisse parfois quelques désespérés sur le carreau et la femme, en perpétuel mouvement physique et psychologique devant la caméra, telle une danseuse, est au centre, non loin de l’homme qu’elle finira par aimer.
Les films de George Cukor : une traversée du miroir
« Qu’une femme entre dans ma vie et tout devient drame ou comédie. » C’est à Rex Harrison alias le Professeur Henry Higgins dans My Fair Lady, célibataire endurci et misogyne invétéré, et non à George Cukor, que l’on doit ces quelques mots. Aussi célèbre qu’il soit, Cukor a bien du mal à se débarrasser des étiquettes que la critique lui a maladroitement collées. Si ce styliste du grand écran ne cesse de croquer « l’infinie variété des formes féminines », le style « Cukor » ne se réduit pas aux envolées lyriques de Judy Garland dans Une étoile est née ou aux nombreux bons mots de ses comédies. Assurément, Cukor a le goût du jeu de mots et du sous-entendu sexuel : proche et lointain de Lubitsch, il excelle dans l’art de la suggestion. Du film historique tiré de grandes œuvres littéraires (David Copperfield, Le Roman de Marguerite Gautier) à la sophisticated comedy (Indiscrétions, Madame porte la culotte) en passant par le musical (Une étoile est née, Les Girls) et le western (La Diablesse en collants roses), il existe bien un style « Cukor ». Le talent de l’artiste a su se débarrasser des codes et des conventions inhérents au genre. Car l’art de Cukor réside dans le subtil passage du drame à la comédie, et de la comédie au drame au sein d’un même film, d’une même séquence ou d’une même scène.
Comment glisse-t-on de la légèreté à la gravité ? Comment le cinéaste parvient-t-il à insuffler au spectateur deux sentiments contradictoires, une euphorie mêlée d’amertume ? Une étoile est née conte l’histoire d’une ascension, celle de Judy Garland qui devient vedette de cinéma, et le récit d’une tragédie, celle d’un acteur à la dérive (Norman Maine/James Mason). Derrière les chatoiements du film musical, Cukor met en scène, de manière très pudique, un suicide (le chant off de Judy Garland et le plan d’un peignoir emporté par la mer) et filme le visage tuméfié de Judy Garland qui, après avoir éclaté en sanglots en coulisses, entre en scène, le sourire aux lèvres.
Dans les comédies qui ont fait sa renommée (Indiscrétions, Madame porte la culotte, Sylvia Scarlett), Cukor évite une dramatisation excessive des événements en plaçant de multiples procédés comiques à des moments clés du récit, comme des révélateurs ou des clins d’œil. La défaillance linguistique ou le lapsus, la répétition parodique d’une scène, un objet, sont autant d’éléments déclencheurs d’un renversement comique.
Le monde dépeint par Cukor est un microcosme où règnent la confusion des sexes et l’inversion des rôles, où la femme fait l’apprentissage de son émancipation. Loin de la caricature que représente Rex Harrison dans My Fair Lady, les personnages masculins paraissent moins monolithiques que l’on pourrait le croire. Grâce au talent de trois brillants comédiens, Spencer Tracy (Madame porte la culotte), James Mason (Une étoile est née) et John Barrymore (Les Invités de huit heures), Cukor porte au plus haut niveau l’un de ses procédés de dramatisation : la mise en abyme du jeu d’acteur. Il suffit d’une scène pour que les visages de ces personnages-acteurs deviennent proprement tragiques. Le masque tombe. Après s’être morfondu de désespoir devant sa femme (Katharine Hepburn), Spencer Tracy dévoile ses talents de comédien et sa capacité à pleurer sur commande. Dans Une étoile est née, Norman Maine (James Mason), ivre et cynique à souhait, monte sur scène lors d’une cérémonie des Oscars mémorable tandis que son épouse, acclamée, se voit remettre le Prix d’interprétation féminine. Dans Les Invités de huit heures, Cukor inscrit une petite tragédie personnelle, celle de Larry Renault (John Barrymore), acteur déchu qui (comble d’ironie !) met en scène son propre suicide en cherchant le parfait éclairage. À travers toute la décadence de ce personnage merveilleusement incarné par John Barrymore, Cukor évoque l’une des tragédies de l’histoire du cinéma, le passage du film muet au parlant qui condamna irréversiblement de grands comédiens. Les histoires de Cukor sont des destins croisés, le récit d’une ascension ou celui d’une déchéance. Les personnages évoluent selon un principe d’élévation ou de dégénérescence. Car ces hommes et ces femmes filmés par le cinéaste sont en contradiction profonde avec leurs aspirations sociales : tout n’est alors plus que drame ou comédie.
George Cukor, dont le nom reste irrémédiablement attaché à l’âge d’or du cinéma hollywoodien, a célébré en cinémascope, en noir et blanc ou en technicolor, la fantasmagorie cousue d’artifices et de paillettes de millions d’américains. Mais son œuvre demeure personnelle et inimitable parce qu’elle a eu l’audace de suggérer l’envers de ce décor de rêve. Chacun de ses films est, en effet, une traversée du miroir. N’y a-t-il rien de plus illusoire et cinématographique que ce tout petit monde du spectacle ? Le génie de Cukor a su tirer profit du procédé du « théâtre dans le théâtre » ou du « film dans le film » et chacune de ses œuvres est la mise en scène d’une mise en scène. C’est cette limite entre l’art et l’artifice, entre la véracité et l’illusion que sonde le cinéaste grâce au plan d’un miroir brisé dans Une étoile est née ou au récit d’un faux rêve conté par la jeune Dinah dans Indiscrétions. L’enfant fait croire que ce qu’elle a réellement vu n’était qu’un rêve ; le récit qu’elle en fait à Tracy Lord (Katharine Hepburn) fait prendre conscience à cette dernière de l’inavouable réalité (elle a bien trompé son mari). Entre l’illusion et la réalité, tout n’est que question de point de vue. C’est ce que démontre brillamment Les Girls et ce panneau que transporte un homme à plusieurs reprises dans le film, sur lequel sont inscrits ces mots : « Où la vérité ? »
The Cukor way of life
La cause est entendue : George Cukor n’est pas qu’un cinéaste de bons mots pétillants et de gags légers et subtils. À l’instar d’autres illustres contemporains – Hawks, Capra, Lubitsch, Wilder et McCarey –, il a su élever le genre qui l’a rendu célèbre à des hauteurs insoupçonnées. Avec Cukor, la comédie acquiert son titre de noblesse en s’arrogeant le droit de devenir critique acerbe d’une société américaine (ou autre) oisive et hypocrite.
Oisiveté : voilà bien un mot qui définit la majorité des personnages cukoriens. Dans Indiscrétions, ils passent leur temps à bavarder au bord de la piscine. Dans Femmes, c’est le salon de beauté et de remise en forme qui constitue le centre névralgique de la vie des héroïnes. Les « invités de huit heures », quant à eux, occupent leur journée à discuter de l’attitude à tenir le soir au dîner, ou de l’habit qu’ils porteront. Pour la plupart, ces gens ne travaillent pas ou, s’ils le font, c’est moins pour gagner leur vie que pour ne pas s’ennuyer. De son propre aveu, le professeur Higgins n’aurait pas besoin pour vivre de se mêler de phonétique (My Fair Lady). Quant à la demoiselle gagne-tout interprétée par Katharine Hepburn, elle ne devient championne de tennis et de golf que pour échapper à un fiancé aussi niais que riche (Mademoiselle Gagne-Tout). Dans ce petit monde clos de la haute société, ceux qui ne correspondent pas à la norme ne peuvent que tomber dans le ridicule, avant de se faire exclure de la société à laquelle ils rêvent d’appartenir. C’est le sort réservé à George, le fiancé ex-ouvrier de Tracy Lord (Indiscrétions) ou à l’esthéticienne de Femmes (Joan Crawford) qui, ayant volé le mari d’une femme respectable, (Norma Shearer) va voir toute la bonne société lui tourner le dos.
Les héros et héroïnes chez Cukor ont tous une forte conscience de classe : populace et aristocrates ne se mêlent pas, ou si peu. Le happy end amoureux ne fait que confirmer la position sociale originelle : Tracy Lord épouse C.K Dexter, le riche héritier, et non James Stewart le journaliste ou George l’ancien ouvrier (Indiscrétions). Les deux avocats de Madame porte la culotte restent définitivement unis dans leur ressemblance professionnelle. Les deux « voyous » de Sylvia Scarlett (Cary Grant et la jeune émigrée russe) s’enfuient ensemble pour permettre le bonheur des « bons », Sylvia (Katharine Hepburn) et son peintre Michael (Brian Aherne). Qui se ressemble s’assemble : le mariage ne peut être heureux que lorsque deux personnes se correspondent. C’est ce qu’a bien compris « la femme aux deux visages », Greta Garbo qui, pour retenir son coureur de mari, s’invente une sœur jumelle plus délurée, plus moderne, plus élégante, en définitive plus « classe ».
Si ces règles sont transgressées, ce n’est pas parce que la position sociale a été oubliée, mais parce qu’il a fallu passer par une transformation (parfois cruelle) de l’individu. On ne peut alors s’empêcher de s’interroger sur les motivations réelles des personnages. Dans Le Milliardaire, l’actrice interprétée par Marilyn Monroe finit dans les bras de l’homme d’affaires Jean-Baptiste Clément (Yves Montand) lorsqu’elle comprend qu’il est bien aussi riche qu’il prétend l’être. Eliza Doolittle, elle, doit d’abord apprendre à se conduire en grande dame et à parler un anglais correct pour qu’Henry Higgins s’arroge le droit de tomber amoureux d’elle (My Fair Lady). Enfin, la jolie bécasse interprétée par Judy Holliday dans Comment l’esprit vient aux femmes doit prouver qu’elle n’est pas aussi idiote que tout le monde semble le croire pour convaincre son spirituel ami/amant William Holden qu’elle est la femme de sa vie.
L’amour chez Cukor est donc pimenté d’une bonne dose de cynisme. Son tableau de la société est peint au vitriol. Aucune position sociale n’est idéalisée ou ne trouve grâce à ses yeux. Le féminisme tant vanté du cinéaste est bien plus souvent sujet de ses plus vives moqueries. Les héroïnes de Femmes, présentées lors du générique comme de simples volatiles caquetant sans cesse, parlent beaucoup d’indépendance mais sont toutes finalement soumises au même désir : trouver l’homme qui les épousera et les entretiendra. La bonne société qui se baigne dans le champagne et se nourrit de dîners mondains est un creuset d’hypocrisies, où adultères, coups bas et trahisons s’enchaînent dans un nœud inextricable d’intrigues. Témoin Les Invités de huit heures, où Cukor stigmatise ces apartés secrets de personnages cherchant à se détruire les uns les autres. L’univers du cinéaste, exclusivement urbain, représente un monde vain, se baignant dans sa vanité et, donc, incapable d’évoluer.
Pour filmer cette société qui se nourrit d’illusions et entretient en fait son inévitable déchéance, Cukor s’est fait « cinéaste d’intérieurs ». Si l’on exclut de sa filmographie les très rares œuvres n’appartenant pas au genre pur de la comédie (western, film de guerre…) ou les œuvres moins personnelles (adaptations littéraires), on observera que le cinéaste concentre généralement ses histoires dans des lieux clos et des décors quasi uniques : le tribunal et l’appartement conjugal dans Madame porte la culotte, la scène de théâtre dans Le Milliardaire, la maison de Tracy Lord dans Indiscrétions, l’appartement de Judy Holliday dans Comment l’esprit vient aux femmes… Cukor est un cinéaste de l’intime et du secret d’alcôve. Ce n’est pas pour rien qu’on lui avait confié les scènes d’intérieur dans Autant en emporte le vent. Ce qui intéresse le cinéaste, c’est de creuser les individualités de ses personnages. En passant d’une pièce à l’autre, d’un tandem/trio/quatuor de personnages à l’autre, Cukor enchevêtre les intrigues pour mieux cerner les motivations de chacun, qui éclatent ensuite dans de grandes scènes collectives de révélations et d’aveux. Et si, lorsque s’affichent les deux mots fatidiques The End, le doute sur la conclusion amenée reste toujours présent, c’est que dans une telle société, la comédie peut toujours virer au drame et que, dans un film comme Les Invités de huit heures, il y a toujours un peu de la tragédie du Roman de Marguerite Gautier.