Qui se ressemble s’assemble: le leitmotiv de l’univers cukorien dont nous nous sommes déjà fait l’écho dans ces colonnes forme le principal intérêt de ce film au demeurant très mineur, qui devait initialement surfer sur le succès du contre-emploi comique de Garbo dans Ninotchka (1940). Ce qui fonctionnait chez Lubitsch se révèle hélas désastreux pour Cukor: la Divine, ridiculisée dans un rôle de péquenaude suédoise, quitta les plateaux de cinéma sur ce demi-échec, pour s’enfermer à jamais dans son mystère et sa solitude, elle qui avait toujours voulu rester alone.
Larry Blake, riche propriétaire d’un magazine new-yorkais, s’en va aux sports d’hiver, s’amourache de Karin Borg, séduisante professeur de ski au fort accent suédois, et l’épouse dans la foulée. Petite fausse note: l’homme n’a pas l’intention de quitter New York; sa femme, elle, se refuse à vivre loin des hauteurs. Le lendemain des noces, les époux se séparent. Pour reconquérir Larry, qui est revenu à ses anciennes habitudes et maîtresses, Karin s’invente une sœur jumelle, Katrin, plus citadine, plus délurée, plus sophistiquée qu’elle… Mais que faire quand Larry tombe fou amoureux de Katrin?
Le scénario est l’un des principaux points faibles de La Femme aux deux visages. La faute à la censure, d’abord: difficile de montrer quel est le danger couru par Karin lorsque le code Hays interdit de montrer ou même de suggérer l’adultère. À aucun moment Larry ne trompera véritablement sa femme avec celle qu’il suppose être sa sœur jumelle, puisque le scénariste introduit une petite scène montrant Larry découvrant le pot aux roses bien avant de commettre l’irréparable: l’époux décide donc de jouer le jeu de sa femme sans le lui dévoiler. Lorsqu’il prend dans ses bras la séduisante Katrin, Larry sait pertinemment qu’il s’agit de son épouse devant la loi, et l’idée perd beaucoup de sa saveur, d’autant que le principe du film – mettre le spectateur dans la confidence des quiproquos – est récurrent dans la comédie américaine de l’époque, et donc très peu original.
D’autre part, le film échoue sur un développement très peu cukorien, quoique le film eut pu tout à fait correspondre à l’univers du cinéaste. Chez Cukor, pour dire les choses vulgairement, on ne mélange pas torchons et serviettes: aristocrates et domestiques, citadins et villageois ne peuvent aboutir en un heureux mariage. A priori, Larry n’aurait pas dû s’éprendre de Karin: son éloignement à New York et son refus de revenir vers sa jeune épouse suffisent clairement à dire que leurs personnalités réciproques étaient inconciliables. Or, l’amertume distillée dans ce leitmotiv cukorien est totalement gommée dans le film: si Larry est séduit par Katrin, fausse sœur jumelle de sa femme, c’est vers Karin, son exact contraire, qu’il revient. Seule la scène de fin, magnifique moment burlesque où Larry poursuit Karin en skis à travers les montagnes – avec toutes les chutes hilarantes provoquées par son incompétence –, semble correspondre à ce que l’on attendait de Cukor: en confondant les deux prénoms de sa « femme aux deux visages », Larry montre bien qu’il ne sait pas encore de laquelle il est véritablement amoureux; or il est incontestable que Karin n’est pas disposée à changer (et pourquoi le ferait-elle?). Le happy-end résulte alors sur une ambiguïté fondamentale propre au cinéaste: le mariage de ces deux contraires sera-t-il vraiment heureux?
Plus grave est l’inaptitude incontestable de Garbo à la comédie. Au risque de faire pousser les hauts cris à certains cinéphiles pour qui la Divine reste une icône intouchable, la comédienne n’était à notre avis jamais parvenue à égaler le talent de ses contemporaines, à commencer par la sublime Marlene Dietrich − sa première concurrente. Si certains de ses rôles parlants convenaient parfaitement à sa rigidité glaciale et à sa voix d’outre-tombe – comme Le Roman de Marguerite Gautier du même Cukor ou Anna Karénine de Clarence Brown –, elle a encore peine, en 1941, à perdre ses tics venus du muet, et notamment un comportement bizarrement théâtral, qui fonctionnent lorsque son personnage est une communiste coincée chez Lubitsch (Ninotchka), mais beaucoup moins lorsqu’on l’engage à jouer les courtisanes délurées. La scène de danse, notamment, lui fait perdre beaucoup de sa séduction, tant elle semble figée et manquant cruellement de grâce. La comédienne fait alors pâle figure face à ses partenaires, de la drolatique Ruth Gordon à la sensuelle Constance Bennett en passant par Melvyn Douglas, acteur trop méconnu au talent incontesté pour la screwball comedy. Miss Garbo ne nous en aurait pas voulu pour ce portrait grinçant de sa prestation: elle en était suffisamment consciente pour décider ensuite de se retirer définitivement du cinéma. Personne ne la vit plus jamais vieillir et se ridiculiser de la sorte. Elle y gagna beaucoup en réputation, et Cukor revint rapidement aux sommets de génie qu’on lui connaissait, pour notre plus grand soulagement.