Un drame profondément masculin se cache derrière certains des films les plus féminins de George Cukor : le drame d’un homme dépassé par sa création. En tentant de modeler une femme pour l’accorder à son fantasme, un homme finit accidentellement par accorder à celle-ci une puissance nouvelle qui lui permettra de s’affranchir de son pygmalion. Ainsi l’œuvre cukorienne est truffée de Docteurs Frankenstein tourmentés par les blessures narcissiques que leurs créatures leur infligent.
Dangereuses créatures
Ces dangereuses créatures arborent les traits de femmes telles que Constance Bennett, Joan Crawford, Ingrid Bergman, Judy Holliday, Judy Garland ou Audrey Hepburn. Des stars dirigées par celui qui est resté dans la légende hollywoodienne comme le directeur d’actrices par excellence, sublimées par l’homme qui a fait des women et des girls en tout genre la matière première de son cinéma. Si Cukor a souvent filmé le monde du spectacle ou, plus précisément, la mise en spectacle du monde, six films semblent particulièrement lui offrir la possibilité de filmer son art en action, de montrer sa direction d’actrices comme une sorte de work in progress, comme le numéro d’un magicien qui offrirait au spectateur le spectacle intégral d’une transformation improbable. Portrait de l’artiste en Pygmalion donc, sculptant sa Galathée au gré de ses désirs.
Dans What Price Hollywood ? (1932), le grand réalisateur hollywoodien Maximilian Carey (Lowell Sherman) donne à Mary Evans (Constance Bennett), serveuse dans un restaurant à la mode, la possibilité de devenir une star de cinéma. Alors que Mary devient une icône du grand écran et trouve l’amour dans les bras d’un autre homme (Neal Hamilton), Maximilian sombrera dans l’autodestruction.
Dans A Woman’s Face (1941), le chirurgien Gustav Segert (Melvyn Douglas) découvre Anna Holm (Joan Crawford), une magouilleuse de bas étage gravement défigurée suite à un incendie et décide de lui restituer son visage d’antan. Forte de sa beauté retrouvée, Anna retourne auprès de Torsten Barring (Conrad Veidt), l’homme qu’elle désire et qui la poussera à s’embarquer dans un projet maléfique.
Dans Hantise (1944), Gregory Anton (Charles Boyer), un pianiste à la petite semaine, épouse Paula Alquist (Ingrid Bergman) et l’enferme dans la maison où la tante de celle-ci, une célèbre chanteuse d’opéra, avait été assassinée. Grégory pousse ainsi Paula dans une spirale terrifiante et névrotique que Brian Cameron (Joseph Cotten), un admirateur de la tante décédée, viendra rompre en aidant la jeune femme à retrouver le chemin de la raison.
Dans Born Yesterday (1950), Harry Brock (Broderick Crawford) embauche un tuteur (William Holden) afin de rendre sa compagne Billie Dawn (Judy Holliday) plus présentable et de pouvoir continuer à l’utiliser comme femme de paille dans ses affaires louches. Mais lorsque Billie se révèle être une élève bien plus curieuse et brillante que prévu, les problèmes commencent pour Harry.
Dans Une étoile est née (1954), le célèbre acteur Norman Maine (James Mason) se met en tête de transformer l’inconnue Esther Blodgett (Judy Garland) en Vicky Lester, star du grand écran. Plus Esther devient Vicky, plus Norman sombre dans l’alcoolisme et l’impuissance. Cukor signe ici un remake du film homonyme réalisé en 1937 par William Wellman tout en reprenant les motifs et la trame principale de What Price Hollywood ?.
Dans My Fair Lady (1964), le linguiste Henry Higgins (Rex Harrison) décide de transformer la gouailleuse Eliza Doolittle (Audrey Hepburn) en dame de la haute société dans le seul but de prouver ses qualités professorales au Colonel Pickering (Wilfrid Hyde-White). Une fois les charmes d’Eliza exposés aux yeux de tous, Higgins sent qu’Eliza, tout comme les sentiments qu’il éprouve pour elle, commencent à lui échapper.
Cette entreprise de création/transformation de la femme n’est pas sans risque et les hommes finiront par payer le prix fort. « Now, I’ll unveil my Galatea… or my Frankenstein » dit avec appréhension Gustav Segert sur le point de découvrir le visage qu’il vient de créer pour Anna Holm. Comme en miroir à la dualité que la femme porte en elle (inconnue/star, monstre/beauté, folle/lucide, idiote/intellectuelle, mendiante/aristocrate), l’homme est également double. Il est tour à tour Pygmalion et Docteur Frankenstein, porteur d’ombre et de lumière, de savoir et de névrose.
Au début de ces films, l’homme fait face à une profonde insatisfaction. Ennuyé par sa vie au point de sombrer dans l’alcoolisme (What Price Hollywood ?, Une étoile est née), marié à une femme adultère et superficielle (A Woman’s Face), complexé sur le plan artistique et/ou social (Hantise, Born Yesterday), ou tout simplement atteint d’une misanthropie qui fait de lui un vieux garçon acariâtre (My Fair Lady), l’homme est montré comme un grand enfant qui cherche à tout prix à attirer l’attention des autres et à faire preuve d’une puissance dont il ne semble plus très sûr lui-même. Il cherche alors à recréer la femme pour réparer une cassure en lui, pour contrer le sentiment d’impuissance qui l’envahit.
La star pour seul salut
Si le cinéma hollywoodien trouve son essence dans le bigger than life, dans la composition d’un monde qui s’accorde à nos désirs et nous console de notre manque d’emprise sur le réel, Cukor semble nous dire que seules les actrices, ou plus précisément les stars, peuvent nous permettre d’accéder à ce monde de rêve. Seule la création de la star pourra nous faire décoller du réel et atteindre un fantasmatique monde de cinéma. Les personnages masculins peuvent en ce sens être vus comme les complices du metteur en scène, comme des émissaires chargés d’opérer la mutation de l’actrice en star. Dans A Woman’s Face, Gustav Segert passe le film à chercher à mettre en lumière le visage d’Anna Holm. Une fois l’opération chirurgicale réussie, il peut enfin nous offrir le glamoureux gros plan de la star qui nous avait été refusé jusqu’alors. Dans Hantise, Gregory Anton opère sur sa femme une sorte de méthode Stanislavski pervertie afin de susciter en elle les émotions qui correspondent à ses désirs d’homme. De façon plus évidente dans What Price Hollywood ?, Born Yesterday, Une étoile est née et My Fair Lady, la femme réapprend à placer sa voix, à s’habiller, à marcher et à redéfinir sa place dans le monde dans le but premier de répondre au désir masculin.
Bien que la dimension artistique de chacune de ces transformations soit indéniable, la rigueur et la précision des moyens mis en œuvre leur donnent une allure éminemment scientifique. L’arsenal de machines dont Henry Higgins se sert pour apprendre la langue anglaise à Eliza ou les blouses blanches des pseudo-docteurs penchés sur Esther Blodgett afin d’en faire une star de cinéma, sont les parfaits accessoires du savant fou.
Comme dans toute expérience scientifique digne de ce nom, un témoin est présent afin d’en vérifier la validité. Qu’il fasse office de complice ou de rival, un deuxième homme accompagne le Docteur Frankenstein. C’est à lui que revient la tâche d’entériner le succès de l’opération ou d’en souligner l’échec. Si, dans A Woman’s Face, Torsten Barring admire le nouveau visage que Gustav Segert à créé pour Anna Holm, Brian Cameron réfute, dans Hantise, le diagnostic énoncé par Gregory Anton sur l’état mental de Paula. Une homosexualité latente existe d’ailleurs entre certains de ces binômes masculins. Dans What Price Hollywood ? comme dans Une étoile est née, les rapports entre le héros et le patron du studio ne sont pas dénués d’ambiguïté. Tout dans l’attitude de Maximilian Carey révèle d’ailleurs un total manque de désir pour la gent féminine. Si Norman Maine manifeste pour sa part un désir hétérosexuel, cela ne l’empêche pas d’éprouver un besoin vital d’être regardé et admiré par son patron Oliver Niles. Dans My Fair Lady, Higgins et le Colonel Pickering forment un tandem qui frise, par moments, le cliché du couple de « vieilles tantes ». Mais cela n’atténue en rien le besoin de ces hommes de posséder le personnage féminin.
Sexe, impuissance et cinéma
Homosexualité, impuissance sexuelle, inhibitions, complexes d’Œdipe non dépassés… Face à l’impossibilité de posséder entièrement leur femme-objet, les hommes contournent ou détournent la jouissance sexuelle : en pleine pulsion scopique, Maximilian Carey et Norman Maine possèdent la femme en la projetant sur grand écran ; Gustav Segert possède Anna Holm par le biais de la chirurgie ; Gregory Anton jouit sadiquement de la destruction psychologique qu’il opère sur Paula ; Paul Verrall est bien le premier homme à voir dans la choriste Billie Dawn une source de plaisir purement intellectuel ; la jouissance d’Henry Higgins est quant à elle auditive, puisqu’il la trouve en façonnant sans relâche la diction d’Eliza.
Le sexe, et par conséquent le mariage, représentent de véritables sources d’angoisse ou d’insatisfaction pour l’homme cukorien. Il est frappant de mesurer les efforts mis en œuvre par Maximilian Carey dans What Price Hollywood ? pour empêcher Mary Evans de coucher avec son mari, comme s’il lui fallait vider la vie réelle de toute lubricité pour en insuffler un maximum dans ses films. Il n’est pas anodin en ce sens que le personnage principal s’appelle Mary. « Mary is a great name !» s’exclame Maximilian Carey lorsqu’il est question de changer le nom de sa protégée. Mary Evans est vouée à devenir la vierge Marie. Elle n’aura d’ailleurs un enfant qu’après avoir été abandonnée par son époux. Peu de films auront ainsi réussit à sexualiser le mariage au point de lui donner de sulfureuses allures d’adultère. Faire l’amour à la fois à l’écran et à son mari, cela semble aussi improbable que d’être mariée à Joseph et à Dieu le Père.
Dans Hantise, Gregory Anton manifeste avec la force de ceux qui ont quelque chose à se reprocher un manque absolu d’attirance sexuelle envers son épouse. Comme pour en rejeter la faute sur elle, il humilie Paula en demandant à Nancy, la bonne interprétée par Angela Lansbury, de donner quelques conseils de beauté à sa femme. Dès les premières minutes de Born Yesterday, Harry Brock s’adresse également à une femme de chambre pour lui préciser que Billie n’est pas son épouse et qu’il n’existe pour lui qu’une seule véritable Mrs Brock : sa mère décédée. Également en proie à un complexe d’Œdipe, Henry Higgins se dépense sans compter tout au long de My Fair Lady pour attirer l’attention de sa mère. Celle-ci semble avoir toujours quelque chose de mieux à faire que de s’occuper de son fils quinquagénaire. La somme de névroses que révèle la volonté de son fils de transformer Eliza Doolitle n’échappe d’ailleurs pas à Mrs Higgins qui traite Henry et le colonel Pickering de « paire de bébés jouant avec leur poupée vivante ». Les femmes de ces films ne sont pas simplement réifiées, mais deviennent le jouet que se partagent ou se disputent deux hommes pour leur plaisir personnel.
Mais si la femme est regardée par deux hommes, chacun voit en elle une femme différente. Contrainte de jouer deux rôles pour répondre à deux désirs contradictoires, la femme peut être à la fois une gracieuse gouvernante et un monstre sanguinaire (A Woman’s Face), une enfant désorientée et une femme du monde (Hantise), une poule de luxe et une citoyenne engagée (Born Yesterday), une star de cinéma et une épouse modèle (What Price Hollywood ?, Une étoile est née)… Précisons néanmoins que dans Une étoile est née, la dualité de Vicky Lester/Esther Blodgett se trouve dans le regard même que son mari porte sur elle. Jusqu’à la fin, elle se battra pour répondre aux désirs contradictoires et même schizophréniques qu’il manifeste à son égard. Dans My Fair Lady, Eliza Doolittle définit elle-même ce qui différencie le regard que ses deux tuteurs posent sur elle : « You see Mrs Higgins, apart the things one can pick up, the difference between a lady and a flower girl is not how she behaves but how she is treated. I shall always be a flower girl to Professor Higgins and always will. But I know I will always be a lady to Colonel Pickering because he treats me as a lady and always will.» Dans chaque film, deux hommes incarnent deux conceptions opposées du rapport homme/femme : l’alliance névrosée et destructrice contre l’alliance raisonnée et constructive.
Le premier drame auxquels se confrontent nos possessifs pygmalions est celui de devoir partager leur femme-objet. « Harry didn’t want me being in the show. He didn’t want to share me with the general public » raconte Billie Dawn, expliquant pourquoi elle a abandonné sa carrière de choriste. Mais Harry est bien obligé de partager Billie dans la mesure où il a besoin de Paul Verrall pour lui enseigner des choses qu’il ignore lui-même. Après la projection qui vient de consacrer Vicky Lester en tant que star de cinéma, Norman Maine semble absolument désemparé. Son désir de voir Esther Blodgett sur grand écran était tel qu’il avait oublié que le cinéma est toujours synonyme de partage. D’une façon beaucoup plus perverse, Henry Higgins semble se réjouir de l’échec de la première sortie d’Eliza dans le monde. Après leur excursion à Ascot, un plan suffit pour nous montrer une Eliza effondrée et un Higgins tout sourire. Narcissique et sadique, Henry Higgins peut dormir sur ses deux oreilles : Eliza a toujours autant besoin de lui. La pensée de partager Eliza avec le monde est d’ailleurs si désagréable pour Higgins qu’il semble la refouler au plus profond de lui-même. « I didn’t quite realize you were going away » dit-il, abasourdi, lorsque l’expérience touche à sa fin et qu’Eliza le force à envisager la possibilité pour elle de commencer une nouvelle vie ailleurs.
La tendance au huis clos de plusieurs de ces films traduit bien la volonté de l’homme d’isoler la femme du monde et de ne la garder que pour lui. Il n’est d’ailleurs pas anodin de constater que quatre de ces six films sont des adaptations théâtrales de pièces présentant souvent un décor unique. La maison dans laquelle l’homme s’enferme en compagnie de la femme donne lieu à la théâtralisation d’un espace mental opaque et sinueux. Hantise nous en offre l’exemple le plus frappant, le grenier dans lequel se cache Gregory chaque soir matérialisant un inconscient rempli de souvenirs refoulés voués à éclater au grand jour. Précisons que l’inconscient dont il est question ici n’est pas celui de Gregory, mais celui de Paula. Car si l’homme enferme la femme pour mieux la posséder, il finit malgré lui par la psychanalyser.
Psychanalyste malgré lui
Le premier mouvement de l’homme est d’analyser la femme en détail, de scruter son visage, ses paroles, ses pensées et son histoire. Au-delà de leur insatisfaction chronique, ces six hommes ont en effet quelque chose d’autre en commun. Ce sont des professionnels dans l’art de recréer, reconstituer ou retranscrire le réel. Gustav Segert est un chirurgien spécialisé dans la reconstruction faciale de personnes brûlées. Paul Verrall est un journaliste qui cherche à rendre compte de l’état du monde. Brian Cameron est détective pour Scotland Yard. En tant qu’hommes de cinéma, Maximilian Carey et Norman Maine recréent le réel à leur façon et cherchent à retrouver sur grand écran ce qui les a séduit de prime abord chez la femme. En linguiste obsessionnel, Henry Higgins retranscrit la moindre syllabe dans ses disques et ses carnets. Tous cherchent à recoller les morceaux, à rassembler une somme d’indices, de signes ou de sons pour y déceler une logique, une beauté ou un sens caché.
Comme si l’homme devait s’approprier tout le passé de la femme afin de la posséder entièrement, celle-ci est poussée à se raconter, à faire un usage actif de sa mémoire et à manier le langage avec justesse de façon à se penser elle-même avec la plus grande précision. Dans A Woman’s Face, c’est l’ensemble des personnages qui défilent devant un juge pour raconter à tour de rôle l’histoire d’Anna Holm/Ingrid Paulsen, le procès devenant une analyse chorale du personnage. Le travail de destruction psychologique opéré par Gregory Anton dans Hantise consiste au contraire à pousser Paula à se méfier de ce qu’elle dit et à remettre en cause ses propres souvenirs. C’est Brian Cameron, ramenant un gant ayant appartenu à la tante de Paula, qui offre à cette dernière la possibilité de reprendre confiance en sa propre psyché. Dans Born Yesterday comme dans My Fair Lady, l’usage d’un anglais correct offre aux femmes la possibilité de nommer les choses pour ce qu’elles sont. En insistant sur le droit de vote qu’elle peut exercer en tant que citoyenne, Paul Verrall pousse Billie à devenir maîtresse de son propre destin. Dans Une étoile est née, Esther Blodgett vient à peine de rencontrer Norman Maine, que celui-ci la pousse déjà à lui livrer le moindre de ses souvenirs, albums photos à l’appui. « He saw something in me, nobody else ever did and he made me see it too » dira-t-elle, émerveillée par ce qu’elle vient d’apprendre d’elle-même au contact de cet homme. « But you knew all that yourself, didn’t you ? You just needed someone to tell you » lui avait-il dit plus tôt. À la fin de Hantise, Brian Cameron pousse Paula à admettre ce qu’elle sait depuis longtemps, à savoir que les pas dans le grenier qui la hantent chaque soir ne sont autres que ceux de son époux. Prendre pleinement conscience de ce qu’elles savaient déjà : tel est le parcours psychanalytique qu’accomplissent nos héroïnes.
Mais si nos Pygmalions/Docteurs Frankenstein deviennent involontairement psychanalystes, c’est surtout en poussant la femme à revivre puis à dépasser un traumatisme fondateur. Pères violents et alcooliques (A Woman’s Face, My Fair Lady), incendies ravageurs (A Woman’s Face), abandon des parents (Born Yesterday), meurtre des figures tutélaires (Hantise)… La femme est hantée par les fantômes de sa vie passée et notamment par un douloureux rapport au père. Il est en ce sens frappant de voir comment, dans My Fair Lady, les figures du Professeur Higgins et du rustre Alfie Doolittle ne cessent de créer des échos entre elles, comme si les deux hommes étaient voués à se fondre en une seule et même personne, aboutissant à un transfert psychanalytique dans les règles de l’art. Plus le film avance, plus Alfie devient un respectable gentilhomme et plus Higgins révèle une brutalité qui effraie Eliza, au point de craindre d’être frappée par lui lors de leur grande scène de dispute.
Dans le but névrotique de se convaincre de sa propre puissance, l’homme s’aventure dans une expérience qui finira par libérer la femme de ses névroses et par lui donner la force de revendiquer son propre rapport au monde. « I want to belong to the human race » clame Anna Holm à la fin d’A Woman’s Face, elle qui résumait ainsi la philosophie qui l’avait guidée jusqu’alors : « The world was against me, alright. I’d be against the world.» Dans Born Yesterday, Billie Dawn finit par citer Thomas Jefferson pour se libérer de la tyrannie de Harry Brock et renoue avec le crédo paternel en publiant à la une des journaux les combines auxquelles Harry Brock l’avait mêlée. À la fin de Hantise, le simple fait de sortir sur le balcon de sa maison et de contempler Londres est, pour Paula, une victoire remportée sur l’homme qui avait tenté avec acharnement de la couper du monde. Terrassées par le suicide de leur pygmalion, les stars de What Price Hollywood ? et d’Une étoile est née décident d’abord de s’éloigner des feux de la rampe pour accepter finalement de revenir sur le devant de la scène. « Hello everybody, this is Mrs Norman Maine » clame Vicky Lester devant une foule en délire. En donnant à leur come-back des allures de d’hommage à l’homme de leur vie, ces femmes réussiront l’impossible, c’est-à-dire à appartenir dans le même mouvement à leur public et à leur mari. Cette prouesse est également réalisée dans My Fair Lady par Eliza Doolittle qui, après avoir revendiqué son indépendance et sa liberté d’épouser – ou pas – l’homme de son choix, peut finalement retourner au sein du foyer homoparental Higgins/Pickering. Quoi qu’il en soit, la femme doit s’affranchir de l’homme pour décider ensuite éventuellement de reconstruire une vie commune, basée cette fois-ci sur un principe d’égalité. C’est ainsi que Billie Dawn refuse une première fois la demande en mariage de Paul Verrall avant de finir par se décider à l’épouser ou qu’Eliza Doolittle rejoint la mère de Henry pour faire comprendre à ce dernier qu’elle appartient désormais à la même caste de femmes indomptables que Mrs Higgins.
Lumière de la star, noirceur du pygmalion
Révélée à elle-même, la femme devient plus indépendante, plus forte et plus libre que l’homme. Contrairement à lui, elle sait qu’un visage d’ange peut cacher un monstre, qu’une jolie blonde peut devenir juge de la court suprême et qu’une star de cinéma n’est jamais qu’une femme aspirant à être aimée. La femme a désormais pris conscience du fossé qui se tient entre la vérité et les apparences, entre chaque mot et la chose qu’il désigne. Elle n’a alors d’autre choix que de confronter l’homme à la vanité de son entreprise. C’est Eliza Doolittle qui, fatiguée d’entendre les hommes s’écouter parler, presse en chanson son prétendant de garder pour lui ses grandes déclarations et de lui montrer en actes ce qu’il ressent pour elle. C’est Paula Alquist qui, dans un grand numéro de tragédienne, parodie la folie que son mari lui a longtemps attribuée afin de lui montrer l’écart entre ce qui est dit et ce qu’il en est réellement. C’est Mary Evans puis Billie Dawn s’indignant contre l’hypocrisie et les mensonges colportés par la presse et agissant pour que les mots imprimés correspondent aux actes réalisés. Contrairement à l’homme, la femme est désormais capable de voir chaque chose pour ce qu’elle est, et c’est en revendiquant cette nouvelle lucidité qu’elle renvoie l’homme à la nuit noire de son impuissance et de ses névroses.
Car l’expérience que l’homme a menée ne lui aura en effet pas appris grand-chose sur lui-même. Maximilian Carey et Norman Maine étaient déjà des hommes perdus au début de What Price Hollywood ? et d’Une étoile est née. La création d’une star leur aura simplement offert une parenthèse enchantée avant de se confronter, avec une brutalité renouvelée, à la haine de soi qui les rongeait de l’intérieur et qui les poussera à l’inévitable suicide. À la fin de Hantise, Gregory Anton avoue ne pas comprendre ce qu’il désigne lui-même comme le feu qui brûle dans son cerveau et qui l’a poussé à agir comme il l’a fait. L’homme restera à jamais aveugle.
Afin de s’affranchir de la possessivité de Higgins, Eliza lui rappelle qu’il pourra toujours, lorsqu’elle sera partie, écouter un des disques sur lesquels il a tant de fois enregistré sa voix. « I can’t turn your soul on » susurre alors Higgins dans un désarmant aveu d’impuissance. Rentrant chez lui, seul et désemparé, il fait ce que tout névrosé ferait : dans un ultime geste de désespoir morbide, il fait résonner la voix enregistrée d’Eliza. Mais la voilà qui surgit flottante telle une apparition céleste. Est-ce bien elle ? Pouvons-nous réellement croire à son retour ? Quoi qu’il en soit, l’homme nage à jamais en plein délire. Son plus grand accomplissement s’est transformé en l’aveu de ses plus indicibles faiblesses.