Bien plus douloureux et mélancolique que la version originale réalisée par William A. Wellman en 1937, Une étoile est née selon George Cukor allie avec un certain brio sophistication de la mise en scène et critique désenchantée du star-system hollywoodien. Presque de tous les plans, Judy Garland explose dans tous les registres et compose avec James Mason, son partenaire, un couple broyé par les illusions.
Le contexte d’un remake
En 1937, lorsque William A. Wellman (L’Ennemi public, La Joyeuse Suicidée) réalise Une étoile est née, Hollywood est encore jeune : depuis une petite trentaine d’années, la petite ville californienne ne cesse d’exercer une influence croissante dans le cœur et les rêves des Américain(e)s. Pourtant, l’industrie cinématographique la plus puissante du monde a déjà traversé quelques violentes secousses à la fin des années 1920 : le passage du muet au parlant a ruiné la carrière de bon nombres de réalisateurs (Erich von Stroheim, Buster Keaton), d’acteurs et d’actrices (Mary Pickford, Gloria Swanson), poussant bon nombre d’entre eux dans les retranchements de la dépression ; la multiplication de scandales liés à la drogue et au sexe a favorisé la mise en place d’un code de censure très puissant, obligeant les réalisateurs à faire preuve d’inventivité pour contourner l’interdit. Cet envers du décor a nourri plusieurs projets dès le début des années 1930, George Cukor en tête avec son fameux What Price Hollywood ? (1932). Mais c’est en 1937 qu’on atteint de nouveaux sommets avec cette première version d’Une étoile est née, énorme succès public nommé pour sept Oscars. Avec Janet Gaynor dans le rôle principal, le film retrace l’ascension d’une jeune femme issue d’un milieu modeste, propulsée sur le devant de la scène hollywoodienne après avoir rencontré un célèbre acteur sur le déclin qui lui donne sa chance. Construit sur un canevas relativement simple (l’ascension par opposition à la déchéance), cette première version a la belle volonté de disséquer l’envers d’un rêve trop policé pour être honnête, mais s’en tient à une mise en garde (assez timide tout de même) contre les pièges du vedettariat. Cette limite tient probablement à un manque de recul du réalisateur sur les méfaits d’Hollywood mais aussi à l’interprétation de Janet Gaynor, ici trop sage, alors que l’actrice s’était brillamment illustrée dans L’Aurore de Murnau et L’Heure suprême de Borzage pour lesquels elle reçut d’ailleurs le premier Oscar de la meilleure actrice en 1927.
En 1954, lorsque George Cukor entreprend de mettre en scène le remake du film, Hollywood a changé de visage : l’Histoire (la Seconde Guerre mondiale, le maccarthysme) est passée par là au point de favoriser la prédominance contestable des États-Unis sur le cinéma mondial ; la mainmise des studios sur les stars fut dénoncée au travers de nombreux procès ; le destin tragique de certaines d’entre elles est de plus en plus connu du grand public (l’internement psychiatrique de Frances Farmer, la déchéance de vedettes du muet mis en scène par Billy Wilder dans Boulevard du crépuscule). Il fallait donc s’attendre à ce qu’un réalisateur comme Cukor, au regard plein d’acuité et d’ironie sur la société et ceux qui la composent (Femmes, Indiscrétions), ne se contente pas de répéter un scénario habile déjà brillamment mis en scène dix-sept ans plus tôt. Au contraire, le célèbre réalisateur sait que cette trame lui permettra de déployer une certaine démesure, proposant au départ un film de plus de trois heures entrecoupé de très nombreux numéros musicaux. Mais surtout, c’est par le biais de son interprète principale, Judy Garland, que Cukor construit un certain nombre de ponts entre fiction et réalité, exacerbant la cruauté feutrée d’une œuvre aussi belle que résolument tragique.
La descente aux enfers selon Hollywood
Esther Blodgett (Judy Garland) est une jeune femme qui rêve de devenir chanteuse. De passage à Hollywood, le hasard lui fait croiser le chemin de Norman Maine (James Mason), une des têtes d’affiche d’Hollywood qui remarque très vite son talent et tombe tout aussi rapidement amoureux d’elle. La carrière de la jeune femme est alors lancée : elle signe un contrat auprès des grands studios, change de nom pour Vicki Lester et explose dès son premier rôle aux côtés de son nouveau mari. Tout serait parfait si l’ascension de la jeune actrice ne coïncidait pas avec la lente déchéance de ce dernier, progressivement marginalisé par l’industrie cinématographique qui ne tolère plus ses caprices et son alcoolisme. La situation se complexifie pour le couple, et plus particulièrement pour la nouvelle star, à la fois comblée par le succès qu’elle rencontre et désemparée par la descente aux enfers de l’homme qu’elle aime. Bien plus que dans la version de William A. Wellman, George Cukor confronte ici deux solitudes happées par les mêmes rêves de gloire et de reconnaissance. Le tragique est ici beaucoup plus complexe : il ne s’en tient pas uniquement à ce qu’Hollywood est capable de produire et de détruire, mais montre plus frontalement ce désespoir intérieur qui fait le lot de toutes stars en demande d’amour et de récompenses, ne sachant plus quoi faire d’elles-mêmes quand l’attente du public n’est plus au rendez-vous.
Mais loin de se complaire dans une démonstration explicite du revers de la célébrité (ce que fera admirablement Bob Fosse trois décennies plus tard avec son incroyable Star 80), George Cukor exacerbe pleinement cette fascination que l’on peut avoir pour Hollywood et son âge d’or. Des décors majestueux au technicolor flamboyant en passant par l’extrême délicatesse de la mise en scène, le metteur en scène camouffle l’âpreté de son propos derrière un écrin aussi confortable qu’ambigu. Et il est certain que ce parti pris n’aurait pas eu le même effet si le rôle principal n’avait pas été tenu par Judy Garland. Absente d’Hollywood depuis quelques années, l’actrice assume avec une franchise aussi troublante que désarmante le décalage existant entre son personnage d’actrice débutante (qui rappelle bien évidemment ses premiers grands pas dans Le Magicien d’Oz de Victor Fleming en 1939) et sa réalité de femme de 32 ans déjà revenue d’un certain nombre de déconvenues artistiques. A la fois charismatique et d’une sensibilité à fleur de peau, l’ancienne compagne de Vincente Minnelli ne fait pas que jouer : elle incarne littéralement la destinée de cette star adorée et qui sait que, tôt ou tard, le succès lui volera tout. Si l’actrice fait preuve d’une réelle assurance lors de ses numéros musicaux, on la sent pourtant constamment sur ce fil tendu. Cet équilibre précaire entre grâce, accomplissement de soi et chute, solitude, abandon, est parfaitement rendu par la caméra de Cukor qui sait faire preuve d’une patience et d’une générosité qu’on sous-estimait chez ce roi de la screwball comedy.
L’ironie du sort
Mutilé lors de sa sortie, Une étoile est née fait partie de ces films maudits alors qu’il dénonce justement la perversité d’un système hollywoodien basé sur la rentabilité et non sur le respect des artistes. Dépossédé de quatre-vingt-dix minutes par la Warner Bros pour des raisons de distribution, le film fut pourtant un énorme succès public et critique. Il est impossible de voir aujourd’hui l’œuvre telle que la voulait réellement George Cukor : de scènes définitivement perdues en passant par d’autres retournées en toute hâte sans même parler du remontage perpétuel de l’œuvre, Une étoile est née a des airs de La Splendeur des Amberson (Orson Welles). Jamais Cukor n’avait rencontré une telle déconvenue de sa carrière, si l’on excepte son éviction précipitée du tournage d’Autant en emporte le vent en 1939.
Mais la réussite d’Une étoile est née tient aussi beaucoup à l’interprétation de Judy Garland et de James Mason qui sait imposer un véritable charisme tout en dévoilant un nombre insoupçonné de failles. L’autre vraie raison de la réussite de ce film tient dans cette capacité qu’a Cukor de construire de troublants ponts entre fiction et réalité. Pour incarner cette jeune actrice à qui tout réussit au point de l’isoler de son mari, choisir Judy Garland, alors éloignée des studios depuis plusieurs années, relève presque du pied de nez aux producteurs et au public. Âgée de 32 ans au moment du tournage, l’actrice se relève difficilement d’un trou béant dans sa carrière d’actrice. Adulée pour ses rôles dans les comédies musicales des années 1940 (Le Magicien d’Oz, bien sûr, mais aussi, sous la direction de son mari, Le Chant du Missouri, Le Pirate), Judy Garland souffre de plus en plus de sa fragilité psychologique. Contrainte à faire des régimes pour revenir sur le devant de la scène, elle souffre d’une dépendance aux barbituriques (ce dont elle mourra en 1967) et voit progressivement toutes les portes d’Hollywood se fermer à elle. Ce rôle de Vicki Lester est en quelque sorte la quintessence d’une vie qu’elle n’aura pas su conserver, la lente déchéance de son mari rongé par ses dépendances n’étant en fait que la sienne.
Ce rôle devait permettre à l’actrice de se réconcilier avec l’industrie cinématographique et redémarrer une seconde carrière à l’instar de certaines de ses consœurs elles aussi confrontées au vieillissement et aux lassitudes du public (Joan Crawford, Bette Davis, etc.). Nommée à l’Oscar de la meilleure actrice cette année-là et donnée favorite par bon nombre de professionnels, elle n’eut malheureusement pas les mêmes faveurs que son personnage (qui remporte la prestigieuse statuette dans l’une des fameuses scènes du film). À sa place, Grace Kelly fut distinguée pour l’insignifiant Une fille de la province, privant Judy Garland d’un véritable retour sur le devant de la scène. Ce soir-là, Hollywood a effectivement prouvé qu’il était d’une cruauté insupportable.