Il faut être sacrément agile pour suivre les pas de Terrence Malick et de Judd Apatow, deux cinéastes qui marchent sur les trottoirs opposés du cinéma américain ; David Gordon Green, lui, avait trouvé qu’en flânant au milieu de la route, sur la ligne jaune que traçait le tandem de Playmobils dans Prince of Texas, il pouvait tenir la main à ses deux idoles et (pratiquement) trouver un fragile équilibre entre l’élégie new age de l’aîné et la coolitude potache du second. Avec cet avant dernier film, le cinéaste texan s’engageait en réalité moins dans une nouvelle voie, réconciliant en un seul geste ses œuvres de jeunesse et sa parenthèse comique hollywoodienne, qu’il amorçait un retour complet à son premier terrain d’exploration : le Sud crasseux, peuplé de personnages dont les tronches rugueuses exposent les stigmates de leurs vies cabossées.
Adapté d’un roman de Larry Brown, écrivain solidement ancré dans la Grit Lit, Joe portait donc la promesse de revoir le réalisateur du délicat George Washington se déplacer à nouveau dans les contrées à la fois malfamées et magiques du Southern gothic – et, qui plus est, accompagné du formidable jeune acteur Tye Sheridan, sorte de Jean-Pierre Léaud hillbilly révélé chez son mentor Malick et son ami Jeff Nichols. Mais contrairement à ce dernier, qui était parvenu dans Mud à brillamment réunir le réalisme revêche de William Faulkner et l’esprit d’aventure enfantin de Steven Spielberg, David Gordon Green noie les potentielles subtilités de son histoire en les faisant baigner dans une épaisse sauce d’Americana – en sacrifiant les métaphores d’un récit mêlant apprentissage (l’ado en quête d’une figure paternelle) et rédemption (le sympathique rustre heureux de prendre l’ado sous son ailes) au nom d’un naturalisme rentre-dedans et, de ce fait, complètement caricatural.
Joe Sixpack
Pourtant, il semble assez rapidement clair que l’intention de DGG était précisément d’obtenir l’effet inverse : s’enraciner dans une vision très « authentique » d’un monde bilieux (utilisation d’acteurs non-professionnels et tournage caméra à l’épaule) pour y cueillir les éléments d’un conte légèrement enténébré. Par exemple, le personnage éponyme, Joe, a beau compléter son état civil avec le nom de famille Ransom, il aurait pu tout aussi bien être le générique Joe Sixpack – l’Américain moyen (« the average Joe »). Dans les premières minutes, le film s’applique donc à composer le portrait de cet homme qui, s’il n’avait pas le visage de Nicolas Cage, pourrait être n’importe quel autre solitaire discret et travailleur. Joe est contremaître dans une forêt à détruire, il blague avec ses ouvriers, s’impose à eux moins comme un patron qu’une autorité bienveillante, et, quand il rentre le soir, il fait sagement ses comptes avant de s’en coller une devant la télé en guise de somnifère. Cette immersion méthodique dans la vie de Joe, conjuguée à la brutalité frontale de la scène d’ouverture (le jeune protagoniste Gary déversant sereinement son fiel à son soûlard de père avant de se prendre une mandale), installe l’esthétique du film dans un naturalisme, tendance brut de décoffrage, qu’il va tenter d’outrepasser.
Lesté par un folklore insistant
Précédée d’une séquence onirique et solaire, lors de laquelle un montage montre Joe et Gary en train d’accomplir les mêmes gestes à deux endroits différents, la rencontre entre le quinquagénaire et l’adolescent entraîne le film dans le sillage de Mud : tandis que la misère accable la famille du jeune homme avec, en toile de fond, les paysages délabrés de l’Amérique postindustrielle (rails désaffectés, maison décatie, silos rouillés…), la relation filiale de substitution qui germe entre Joe et Gary offre un mince espoir aux deux personnages, un espace confortable mais précaire à l’écart des turpitudes du monde. Malheureusement, trop occupé à empâter son mélodrame déjà bien bedonnant avec tout un folklore peu inspiré (Joe découpe un steak de biche, Joe fréquente un bordel clandestin, Joe a quelques soucis avec la police), voire curieusement poussif (Tye Sheridan peu à l’aise avec cet accent plus vrai que nature), David Gordon Green peine à élever son film vers les sommets mythiques qu’il convoite (comme un Œdipe fiévreux dans l’Amérique profonde). Le cinéaste donne l’impression de contracter à quelques saynètes frappées du sceau de l’authentique et communiquant trop facilement entre elle (le verger final répond à l’empoisonnement des arbres plus tôt…), un monde qu’il souhaiterait pourtant voir s’ouvrir vers un terrain aux contours plus flous – celui d’un entre-deux poétique, flottant entre réalisme et symbolisme.