Le nouveau long-métrage de David Gordon Green donne d’abord l’illusion de ne pas être ce qu’il laissait présager : dans le genre stéréotypé de film « d’après une histoire vraie » aux relents patriotiques – l’histoire du « retour à la vie » de Jeff Bauman (Jake Gyllenhaal), privé de ses deux jambes lors de l’attentat du Marathon de Boston en avril 2013 alors qu’il venait supporter son ex-petite amie Erin (Tatiana Malsany) – il étonne par une sensibilité et une modestie aux antipodes de ce que le cinéma hollywoodien calibré pour les Oscars peut traditionnellement afficher. Bien que porté par des figures schématiques rebattues – l’anti-héros loser, sans ambition et beau parleur d’un côté contre la jeune femme dynamique, sportive et humaniste de l’autre – et des ficelles scénaristiques énormes (le traumatisme, les liens affectifs qui se tendent et se détendent, la rééducation difficile et la rédemption), Green ne rate pas ses scènes fortes. Venant d’un cinéma plus ancré dans le sud des États-Unis (Prince of Texas, L’Autre Rive) et marqué par une mise en scène plus à « fleur de peau », dans une filiation incertaine avec Malick ou Nichols, l’incursion du réalisateur dans un univers urbain et chaotique amène une douceur qui contrebalance l’agitation générale. L’attentat est – dans un premier temps – filmé de loin, à travers le regard d’Erin sur le point d’atteindre la ligne d’arrivée et évacué par un montage d’images médiatiques (photos dans le journal, extrait des chaînes d’informations en continue). Autre acmé bien négociée, les scènes qui entourent l’amputation jouent sur deux registres contrastés : d‘une part, une sécheresse clinique évidente, de l’autre une pudeur émouvante. Dans un cadre très loin des standards académiques – les deux visages de Jeff et d’Erin, filmés en longue focale et en légère plongée, occupent au premier plan et sur toute la largeur du Scope, les angles diagonalement opposés – un flou très cotonneux entourent les deux personnages et laisse entrevoir, au second plan, le changement des pansements. Si la douleur se lit sur le visage de Gyllenhaal, le son est complètement étouffé, renforçant l’idée d’une scène à couvert des regards extérieurs, particulièrement intime. La déconnexion entre les deux parties du même corps réagence la hiérarchie des enjeux : la relation entre les deux jeunes amants prend le pas sur le drame et l’espace que la caméra crée entre les deux regards n’est rien d’autre que la distance symbolique que l’opération va permettre de combler entre eux. À ce moment-là, le film pétaradant tant redouté semble définitivement prendre un tournant intriguant et plus délicat : celui d’un éloge de la solidarité du couple.
Tristesse et amertume
Cette brèche n’est pas la seule promesse déçue de Stronger. Le film s’applique à passer en revue de nombreuses pistes sans jamais les faire vibrer. La plus importante – et celle qui aurait pu, sans effort, donner à Stronger une plus grande ampleur tant elle paraissait prêt-à-porter – est celle du « héros national ». Grand sujet du cinéma américain, porté ces dernières années par Clint Eastwood et superbement investi, l’an passé, par Ang Lee dans Un jour dans la vie de Billy Lynn, il est ici représenté à son corps défendant, malgré lui. Adolescent attardé, Jeff Bauman entrevoit sa nouvelle célébrité – renforcée par le fait qu’il permet aux enquêteurs de reconstituer le visage du terroriste – comme une malédiction, une injonction à devenir adulte immédiatement. Pire encore que le poids de la société américaine entièrement tourné cette nouvelle star, jetée au milieu de l’arène médiatique (par deux fois, il donne le coup d’envoi d’un événement sportif, seul au milieu du stade), c’est la pression de sa mère qui lui est le plus anxiogène. De cette situation potentiellement dense, David Gordon Green n’en tire qu’une caricature vulgaire : dépeinte comme une ringarde perfusée à la télévision, elle ne voit dans le malheur de son fils qu’un moyen d’exister dans la société du spectacle. C’est moins la nature de cette relation et ce qu’elle raconte de l’Amérique qui posent problème que son traitement platement binaire, sans aucune nuance. Là où le film démarrait à hauteur d’hommes, il les regarde désormais avec une hauteur et une aigreur injuste.
Incapable de tenir sa note initiale, Stronger se vautre, dans sa dernière partie, dans le pire de ce que l’académisme hollywoodien a pu produire ces dernières années : performance actorale doloriste, chantage larmoyant et images choc et putassières. À la faveur d’un flashback indécent, surligné par l’usage de ralentis, Green reconstitue la cohue ensanglantée causée par l’attentat en n’épargnant ni pleurs silencieux ni détails gores. La distance parcourue depuis l’élégante ellipse de la première partie à cette séquence de boucherie parait inconcevable dans le même long-métrage. La fin en fanfare, le petit doigt bien aligné sur la couture, chargée de moralisme sacrificiel rend le film très amer. L’euphorie qui se dégage ici est l’antithèse du spectacle de tristesse qui concluait le film d’Ang Lee, l’an passé. De là à être aussi l’antithèse qualitative, il n’y a qu’un pas.