Une nuit, des coups de feux causent deux victimes dans le no man’s land démilitarisé qui s’étend de part et d’autre de la frontière entre les deux Corées. Une commission d’enquête internationale est alors convoquée pour démêler les événements, afin d’empêcher qu’une nouvelle guerre ne se déclare. Le programme de ce Joint Security Area, posé dès les premiers instants du film, semble limpide : la course contre la montre est lancée aux côtés du Major Sophie Jean pour faire toute la lumière sur l’événement, à coup d’interrogatoires et de flashbacks. Mais c’est en fait une toute autre destination vers laquelle nous emmène Park Chan-wook, qui dérègle en cours de route la mécanique de son film pour envisager la réconciliation de la péninsule coréenne à échelle d’un groupe de soldats.
Magnétisme
La mécanique de la guerre froide coréenne apparaît lors du début de l’enquête comme un processus de rejet mutuel entretenu consciencieusement. Chaque personne interrogée par le major se livre à un affichage outrancier de sa haine envers l’autre Corée, avant de se murer dans le silence. Tels deux aimants mis dos à dos, le nord et le sud se repoussent afin de justifier leurs propres existences, sous l’œil attentif des dignitaires de chaque camp. Errant entre ces deux pôles, le major ne parvient ainsi à retirer aucune vérité, et les flashbacks résultants des interrogatoires ne font que mettre en image les mensonges et les non-dits. Le film tourne alors étrangement à vide, mais l’on comprend bien vite qu’il s’agit là d’un effet bel et bien recherché.
Car soudain tout change, jusqu’au film lui-même, au détour d’une scène qui transforme le passé en un temps présent. Les aimants se retournent et un long flashback démarre, sans que l’on sache bien si ce qui est vu est effectivement raconté, ou si le point de vue sur toute cette histoire est désormais celui des pensées cachées des soldats. Voyageant dans les souvenirs partagés des protagonistes de l’événement, Park Chan-wook mène le récit au cœur de la zone interdite, mettant en scène l’inavouable contact pacifique entre des soldats du nord et du sud. Il ne s’agit pas ici d’un simple détournement des codes du genre : en transformant ce polar en un véritable buddy movie, Park Chan-wook accorde le ton de sa mise en scène à l’irresponsabilité jouissive d’un acte profondément révolutionnaire.
Franchir la ligne
La beauté de JSA consiste à partir de ce moment à détourner notre regard du compte à rebours, pourtant à l’origine de l’intrigue, pour se concentrer exclusivement sur les moments volés. Une fois la brèche ouverte, la rencontre entre les soldats devient ivresse. L’amitié toute adolescente qui se lie entre eux en deviendrait presque une succession de retrouvailles amoureuses. Les personnages s’empressent chaque soir de se réunir, enivrés par le goût de l’interdit, pour boire, fumer, écouter de la musique et échanger des banalités en secret. Ce ne sont plus des soldats en uniforme que nous voyons là, mais des hommes partageant une même culture qui tentent de rattraper le temps. Ils se rappellent dans un premier temps qu’ils font partie d’un même peuple, autour de références communes, puis leurs rapports évoluent, et les partages en viennent à se nourrir de la curiosité répréhensible envers l’Autre. Le formalisme bien connu de Park Chan-wook se déploie lors de ces rencontres interdites, le découpage délaissant de plus en plus la frontalité du champ-contrechamp, pour s’ouvrir à des mouvements d’appareil et des rotations explorant avec gourmandise l’espace de la petite cabane où elles ont lieu. Dans ce refuge, les mécaniques du genre comme de la guerre froide n’ont plus lieu, et le réalisateur fait de la puérilité des soirées en commun un signe de l’humanité retrouvée, comme un privilège qui doit être arraché aux rouages bien huilés de la guerre. Les personnages ont eux aussi l’idée d’agir sur la marche tragique des événements par l’image, pour ne garder que la photographie d’une Corée réunifiée. Il s’agit bien là d’un acte révolutionnaire, mais si spontané que son énonciation vient plus tard, comme pour justifier après coup la gratuité du geste. Dès une scène centrale, ce qui semblait aussi simple qu’enjamber une ligne au sol se transforme en une négation pure et simple de la division de la Corée en deux pays. Prendre conscience de la portée d’un simple pas (qui pourrait mener à la réunification tout autant qu’au déclenchement d’une nouvelle guerre ouverte) le rend alors plus difficile. Mais la jouissance découlant du pouvoir de franchir le fameux 38ème parallèle nord n’en est que plus grande, et c’est bien cela qui intéresse Park Chan-wook.
Condamné par le genre et par l’histoire (qu’elle ait un H majuscule ou non), le film devra bien à un moment retourner à son programme. Mais avant cela, un mur se sera fissuré, même s’il ne reste de cette réunification provisoire que quelques traces sur papier glacé. Ce témoignage d’une autre neutralité dont prend connaissance le major, bien humaine, s’oppose en tous points à celle affichée par la commission internationale qu’elle représente. C’est une neutralité qui réunit les hommes, et Park Chan-wook trouve dans son beau film l’occasion de mettre en scène ce regard renvoyant les frontières à leur statut de lignes imaginaires, qui doivent être effacées en idées pour pouvoir disparaître des réalités géographiques .