Park Chan-wook a souvent été malmené dans nos colonnes. Avant même le Grand Prix du Festival de Cannes qui lui fut décerné en 2004 pour Old Boy, deux camps s’étaient formés à son sujet : d’un côté ceux qui le considéraient comme un auteur maniant avec brio les extravagances formelles, de l’autre ceux qui ne voyaient dans son cinéma qu’une accumulation d’effets de manche tape-à‑l’œil. Dans les deux cas néanmoins, un même constat se dessine : Park Chan-wook est un cinéaste inégal qui a pour principe d’en faire trop, misant sur l’accumulation et le surlignage constant. Mademoiselle ne sera peut-être pas l’occasion d’une réconciliation, tant on y retrouve les procédés habituels du cinéaste. Mais comme cela pouvait se pressentir avec ses précédents films, Park Chan-wook semble bel et bien engagé à tordre les codes des genres qu’il explore, afin d’en extraire des enjeux plus profonds qu’il n’y paraît.
Adapté d’un roman dont l’intrigue se situe en Grande-Bretagne victorienne, Mademoiselle est déplacé par son réalisateur au début du XXème siècle en Corée, alors que le pays est sous domination japonaise. Sookee intègre la grande propriété d’un notable coréen sous couvert d’un poste de servante auprès de sa richissime nièce japonaise, la véritable raison de sa présence tenant en réalité au rôle essentiel qu’elle joue dans un complot visant à capter l’héritage de cette dernière. Ce point de départ, révélé dès les toutes premières minutes du film, sera par la suite malmené par de nombreux retournements de situation redistribuant les cartes de l’intrigue. Au terme de l’histoire, rien ne restera dans l’ombre : pas un seul mystère, pas un doute quant aux motivations des personnages. Cette habitude de vouloir systématiquement tout expliquer peut certes donner l’impression d’un cinéma mécanique, dont le panache stylistique tendrait à masquer une certaine froideur. Mais on peut tout autant y discerner une volonté de s’affranchir de l’intrigue comme seul accomplissement du film. Park Chan-wook viserait alors plus qu’une simple succession de surprises scénaristiques, comme en témoignerait notamment la troisième et dernière partie du film.
Jeux de dupes
Revenons sur le cas de son Thirst (2011), qui connectait la figure du vampire aux grands thèmes de la religion catholique. Le protagoniste, à la fois prêtre et vampire, devenait d’une certaine manière plus chrétien que jamais par sa damnation, condamné à pécher et se repentir éternellement de sa monstruosité finalement bien humaine. À l’opposé de cette mode américaine actuelle consistant à une mise en image premier degré de superstitions prises au pied de la lettre (Paranormal Activity, Conjuring, The Witch…), Thirst utilisait les poncifs du genre pour mettre en exergue les contradictions d’une religion, par le biais d’un de ses mythes les plus célèbres.
Dans le cas de Mademoiselle, l’exercice est en quelque sorte du même ordre : utiliser les mécaniques du thriller pour révéler cette fois la nature d’un affrontement social. Dans ce style de thriller, l’enjeu est souvent de dévoiler les rapports de force entre les personnages, jusqu’à ce que l’un d’entre eux finisse par l’emporter sur les autres. C’est bien le cas ici, sauf que la sincérité d’une relation amoureuse imprévue va jeter un nouvel éclairage sur la nature véritable des principaux acteurs du complot. Les profiteurs de la collaboration avec les japonais, que ce soit le bourgeois parvenu cherchant à préserver ses privilèges ou l’exploiteur profitant de la situation, se révèlent être avant tout des hommes. Face à eux, la riche Hideko n’est formée que dans le but de devenir l’esclave sexuelle de son oncle, alors que Sookee se voit cantonnée au rôle de simple pion au cœur d’un plan dont elle ne tirera que bien peu de bénéfices.
Le sadisme en question
Des liens entre les filmographies de Park Chan-wook et Quentin Tarantino, président du jury cannois qui avait justement remis le prix à Old Boy, ont souvent été relevés. Après la réponse certainement involontaire de Lady Vengeance à Kill Bill, on peut encore une fois relever les liens qui unissent Mademoiselle aux Huit Salopards. De part et d’autre, le décorum de cinéma se craquelle peu à peu pour révéler les processus d’une violence terrible. Mais malgré ses saillies gores et ses nombreuses évocations sadiennes, le film de Park Chan-wook n’est pas aussi sadique que Les Huit Salopards, car il se construit sur une opposition esthétique plus qu’il ne cède à la noirceur. En effet les anciens maîtres se retrouveront cantonnés à la laideur morbide du sous-sol au-dessus duquel ils bâtissaient leurs mensonges, tandis qu’à l’inverse, la sincérité d’un amour érotisé à l’extrême sera célébrée avec toute l’outrance dont Park Chan-wook est capable.
Si les quelques irruptions burlesques qui surgissent ça et là pourront à nouveau être interprétées comme une forme d’ironie, voire de détachement, force est de noter que l’amplitude entre comique et gravité tend à se réduire au fil des films : la farce est toujours au programme, mais elle n’est plus vraiment drôle. C’est ainsi que face à la continuité qui se tisse entre Lady Vengeance, Thirst, et maintenant Mademoiselle (oublions Stoker, sa tentative américaine ratée), il semble de plus en plus illégitime de ne voir en Park Chan-wook qu’un spécialiste de l’épate puisant ses idées à droite à gauche. Son cinéma, par les explorations dans lesquelles il nous engage, ne manque décidément ni d’audace, ni de cohérence.