Il est amusant de constater que Le Miroir magique sort peu avant Le Chant des oiseaux d’Albert Serra. Bien que très différents, ces deux films ont pourtant beaucoup de choses à se dire. Le premier date de 2005 et vient colmater le trou que la distribution française avait laissé béant entre Le Cinquième Empire (2004) et Belle toujours (2006). Il aura donc fallu attendre quatre ans pour poser l’œil sur cette pièce manquante et pourtant maîtresse dont on ne comprend pas la si longue mise à l’amende. Enfin, si, on ne la comprend que trop : la collante réputation d’austérité du Maître portugais alliée aux deux heures et dix-sept minutes du film ont fait prendre aux « décideurs » – cet affreux mot – la décision que nous ne le verrions pas de sitôt. Tout cela donne l’impression charmante qu’en dépit de toutes les craintes et mauvais calculs qui font du calendrier des sorties cette obscure tambouille (saturée de lipides), certains films ont la politesse de s’attendre pour dialoguer, ou tout simplement se soutenir. Illusoire, certes, mais apaisante.
Le Miroir magique est un si beau film qu’on sait déjà qu’il nous faudra y revenir : impossible d’épuiser toutes ses richesses en un seul et court article. On hésiterait même presque à l’effleurer, tant une évocation partielle nous semble inévitablement trahir son programme. Le voici résumé en une phrase : « Chacun a besoin d’une révélation. » Ce qu’il présente de commun avec son cousin catalan, c’est une même attention aux mythes fondateurs de la culture occidentale. Voici donc un mois de janvier placé sous le signe biblique de la Nativité, avec deux vrais films de Noël modernes (qui arrivent un peu tard, pour le coup). Alors que chez Serra ils participent d’un véritable enjeu de représentation, ils trouvent place, chez Oliveira, dans le grand musée imaginaire de la civilisation européenne dont son cinéma se fait le guide depuis quelques années. C’était déjà, rappelons-nous, selon le mode de la visite guidée que nous traversions en 2003 Un film parlé et, l’année dernière, Christophe Colomb, l’énigme.
Seulement, ce film-là ne se baladera pas tant que cela. Il se limite plutôt à la visite d’une seule salle du musée – celle des écrits bibliques et de leurs adaptations à la foi – qui prend l’aspect d’une magnifique et luxueuse propriété lusitanienne. Pas de marche, pas de voyage ici, en voiture ou en bateau, mais un « stationnement » qui renoue avec une veine bien connue du cinéma d’Oliveira. Celle d’un romanesque intra muros, issue de son travail sur les textes de la romancière Augustina Bessa-Luìs. Elle a donné des chefs‑d’œuvre tels que Francisca et Val Abraham. Evidemment, le bovarysme du visage de Leonor Silveira (actrice bien connue des fidèles du Maître), ses grands yeux clairs, ses tenues blanches, sa démarche alanguie, ses poses éthérés, réveillent les murs du Val, cette « terre de l’homme appelé en vain par Dieu ». Ici, c’est la Sainte Vierge qu’Alfreda, maîtresse du domaine, appelle à elle en vain. Son seul désir, depuis son enfance, serait que cette dernière daigne lui apparaître. On la découvre entourée d’hommes d’église érudits et d’un mystérieux professeur Heschel (Michel Piccoli), spécialiste des Saintes Écritures et autres manuscrits apocryphes.
La grande demeure qui abrite cette petite société est le lieu d’une intense circulation. Et comme à l’accoutumée, le meilleur moyen de transport, chez Oliveira, reste la parole. Se croisent et s’affrontent donc hypothèses audacieuses, mises à l’épreuve, argumentaires théologiques et manigances de couloirs. Au cours d’un repas, le professeur Heschel souffle à Alfreda que, selon les écrits de Saint-Jacques, un certain nombre de preuves poussent à croire que la Vierge serait née de famille riche. La question travaille la femme infertile au corps. Elle sent bien que cette hypothèse pourrait la débarrasser de vieux réflexes de culpabilité vis-à-vis de ses possessions. Elle est mariée à un homme qui la délaisse pour sa seule passion, la musique, et semble incapable de lui faire un enfant, alors que sa sœur Noémia (Susana Sá) arbore fièrement la belle santé de ses deux garçons. La stérilité de son couple aggrave sa passion pour la maternité de la Vierge. Enfin, se raccrocher à cette idée folle, semble pour elle s’apparenter à une épreuve de foi dans la foi, à un risque de croyance élevé au carré, poussant ainsi son esprit vers une limite qu’elle n’identifie plus. Tout cela la conduit à la dépression, puis à une sorte d’effondrement physique – on se souvient que le film s’est ouvert sur la Danse macabre de Camille Saint-Saëns. Alfreda s’étonne : pourquoi la Vierge s’acharne-t-elle à apparaître à de pauvres petits bergers qui savent à peine parler alors qu’elle, si bien éduquée, détentrice d’une parole grosse de culture, se trouve en parfaite mesure de la comprendre ?
Oliveira ne construit ce magnifique portrait de femme négociant quotidiennement avec la folie, qu’à travers la relation qui s’établit entre elle et son employé, José Luciano (Ricardo Trêpa). Alfreda apprécie vite sa haute qualité de conversation et se sert de ses avertissements pour éprouver la direction « déviante » de sa foi. Lui, devant l’extravagance de sa patronne, songe d’abord à fuir. Il reste pourtant, pris d’affection pour cette femme à la dérive qu’il tente de raisonner. Ses retrouvailles inopinées avec un accordeur de piano, Filipe Quinta dit « Le Faussaire » (Luís Miguel Cintra), spécialisé dans la fausse monnaie, les entraînent tous deux à s’associer pour monter une apparition bidon, sensée assouvir le désir d’Alfreda et amuser les compères. Mais la réalité physique du simulacre se retourne contre son initiateur : recrutée par Luciano pour incarner l’apparition, la jeune Vicente se révèle elle-même au Faussaire. Il en tombe logiquement amoureux. La Vierge des riches, fabriquée de toutes pièces, a été si divinement sculptée par la nature, flotte dans un tel halo de pureté, qu’elle emporte finalement la croyance des deux hommes. Leur petite mise en scène ne trouvera finalement jamais l’occasion de se réaliser, puisque l’apparition s’accomplit d’abord parmi eux et, ce faisant, s’épuise. Le simulacre, dégonflé, est battu en brèche par son outil, plus vrai que nature.
À cette intrication déjà complexe de deux plans de récit – le second se disposant comme le hors-champ du premier – s’en ajoute un autre lié au passé de José Luciano. Comme toute bonne nappe de passé qui se respecte, elle ressurgit de temps à autres, mais ne se noue et dénoue que dans les premiers et derniers instants du film, le prenant en tenaille. Il s’agit du drame crapuleux qui a jeté notre homme en prison, une obscure histoire de crime passionnel dont il endossa alors la responsabilité pour couvrir la femme aimée, une certaine Camilla que nous ne verrons jamais. C’est le sombre fond de malversation qui ronfle sous Le Miroir magique, toute une engeance de malfrats qui entache le récit de crimes sourdement évoqués, entre arnaques, meurtres et trafic de drogue. Au début du film, José Luciano encore emprisonné, devant l’imminence de sa sortie, constate que les criminels parmi les plus durs, ceux qui ont commis les actes les plus violents, ne sont pas les fous qu’on imagine, mais des hommes raisonnables, lucides, compréhensifs. Des désillusionnés qui, un moment, ont du se battre contre toute la laideur du monde. Dès lors, rien ne peut plus faire disparaître le délicat parfum de crime qui flotte aux alentours de la propriété et sous la bienveillance des personnages qui la hantent.
À chacun, donc, sa révélation : à Alfreda celle qui ne viendra jamais, au Faussaire celle de la fausse Vierge, à José Luciano celle d’Alfreda. Une révélation, c’est l’apparition d’une image qui finit par occuper toute la place. Cette place est tenue, dans Le Miroir magique, par l’érudition des personnages et la somme de beauté qui les entourent : la somptueuse architecture baroque, les objets d’art à foison, la ferronnerie, la nature, les puissances du langage et le croisement des langues. Mais Oliveira, s’il aime s’ébattre dans ce territoire culturel, ne fait pas pour autant pure œuvre de pédagogue : il désigne également cette « somme » comme un refuge mortifère, un état psychologique en déconfiture, proche de l’embaumement et sans prise directe sur le monde extérieur. C’est dans cette mesure qu’Alfreda peut refuser la « laideur du monde » et qu’elle glisse si bien sur la pente dangereuse de ses extravagances. C’est grâce à cet enfermement qu’elle peut remodeler l’essence divine à son image, la recouvrant de sa fortune terrestre afin de lui trouver un peu plus de familiarité. On connaît bien cette ambivalence du cinéma d’Oliveira, son nationalisme ironique, son conservatisme superficiel, où l’on ne cesse de dénicher et de rappeler la grandeur d’un Portugal doré, comme pour mieux signifier en creux que la dorure se cache drôlement bien, qu’on a tendance à très facilement l’oublier. Le couple d’historiens de Christophe Colomb, l’énigme négociait à chaque étape de leur recherche – visant à établir que le fameux navigateur était d’origine portugaise – avec ce revers de toute médaille nationale. L’effort pour glorifier les siècles révèle que la gloire est bel et bien révolue. L’Europe court après sa culture engloutie à l’engloutissement de sa culture. Voilà le miroir brisé, l’image à double détente que nous tend, du haut de son siècle, le toujours vert Manoel de Oliveira.