Un certain X.C. a proposé à Chantal Akerman de se rendre à Tel Aviv afin de réaliser un film. Qu’attendait précisément cet ami de la cinéaste ? Nous ne le savons pas. Mais Chantal Akerman est une cinéaste du « je » et ne nous livrera donc pas un documentaire nous offrant un point de vue sur la situation géopolitique dans cette partie du monde, mais un film subjectif, le récit de l’expérience d’une femme se rendant en Israël racontée à la façon d’un journal intime.
Le nouveau film de Chantal Akerman appartient à un genre cinématographique peu exploré, mais dont elle est une des figures majeures : le journal intime. Qu’est-ce que cela peut vouloir dire ? Il s’agit de parler de soi à la première personne, de se raconter, souvent grâce à la parole, par l’intermédiaire d’un texte écrit confronté à des images. Vincent Dieutre, un de ses plus grands admirateurs, a opté pour cette voie. S’appuyant sur des images qu’il a faites ici ou là avec un caméscope, tel le filmeur lambda, ce cinéaste nous raconte ses souvenirs, ses anciennes histoires d’amour, à l’aide de plans bruts arrachés aux lieux qu’il a traversés. Quel terme utiliser alors pour qualifier le cinéma d’auteurs tels que ceux-ci ? Ces cinéastes ont donc choisi de s’exprimer à travers une utilisation de la caméra peu commune. Ce qu’ils font est en partie littéraire, mais en partie seulement. Car se considérant comme cinéaste et non comme écrivain, ils vont chercher, à travers une approche originale du son et de l’image, du temps et de l’espace, à faire passer des sensations qui soient au plus proche de leurs sensibilités. Il s’agit de mettre en place ce que l’on peut qualifier comme étant un « dispositif », à défaut de trouver un mot plus adéquat, c’est-à-dire trouver une forme qui soit à même de retranscrire le plus fidèlement possible les états d’âme de ceux ou de celles qui ont décidé de parler d’eux.
L’aspect minimaliste de ce « dispositif » peut dérouter, mais pour peu que l’on connaisse la cinéaste ou qu’on se laisse porter par ce qu’elle nous dit dans ce film, on comprend alors qu’il correspond parfaitement à sa sensibilité et retranscrit au mieux ce qu’elle est en train de vivre intérieurement. Le Là-bas du titre est donc Israël. Mais ce que nous verrons du pays sera limité. L’expérience que la cinéaste va vivre sera particulière : elle ne quittera que rarement l’appartement qu’elle a loué, se sentant incapable d’affronter l’extérieur, la chaleur et ce pays. La grande majorité des plans que nous allons voir seront donc des vues prises par la fenêtre de l’appartement dans lequel elle réside, nous donnant à voir les immeubles voisins et leur population. Des plans très longs, très simples et d’autant plus étranges que la cinéaste a la plupart du temps jugé bon de ne pas lever les stores. Il y a donc un genre de barrière entre le spectateur et Tel Aviv, un voile le séparant de la ville qui, par la longueur des plans et les lamelles des stores, devient presque abstraite, irréelle. Cette idée simple de mise en scène se révèle être particulièrement efficace tant il est vrai que la rencontre de la voix de la cinéaste et de ses images semble nous éloigner d’un monde que nous sommes incapables de cerner. Ce « dispositif » est déroutant et inquiétant à la fois. Nous sommes dans un cocon. Le monde extérieur est flou, énigmatique et lointain. Tout cela semble n’être qu’un rêve. La cinéaste rêve-t-elle d’Israël ou bien y est-elle vraiment ? Israël existe-t-il réellement ou est-ce un rêve, un mirage ? Quelle idée une femme de la diaspora se fait-elle d’Israël ? De quel Israël s’agit-il ?
Y aura-t-il des réponses dans ce film ? Oui et non car il aurait fallu que la cinéaste elle-même en trouve. Mais il n’était pas assuré au départ qu’elle arrive à dire quelque chose d’objectif et de rationnel. L’expérience de Chantal Akerman est une expérience intellectuelle et humaine. Ce qu’elle dit, c’est : « Voici ce qui m’a traversé l’esprit durant cette période. » Car dans ce film il sera question des petits tracas du quotidien, du récit de ce que c’est que de vivre, tout simplement. Manger, dormir, sortir faire des courses, tout cela nous sera raconté, créant entre la cinéaste que nous ne verrons jamais à l’écran, si ce n’est de manière furtive, et nous un sentiment d’intimité d’une extrême beauté poétique.
La filmographie de Chantal Akerman est particulière : elle couvre plusieurs domaines distincts qui à l’arrivée forment une totalité on ne peut plus cohérente. Du documentaire à la fiction en passant par le journal intime filmé se dessine une sensibilité particulière, absolument étrange et passionnante. Il est drôle de voir à quel point les contraires s’attirent chez cette cinéaste trop peu connue. Sa filmographie semble questionner les rapports entre le dedans et le dehors, entre l’individu et le monde, entre la vie intérieure de chacun et le fait de se confronter aux autres. Akerman semble aimer les lieux clos, la solitude, rester enfermer plusieurs jours d’affilée dans un dénuement avancé. Déjà, dans Je, tu, il, elle, toute la première partie du film avait lieu dans un appartement pratiquement vide dans lequel vivait une jeune fille. Il ne s’agissait pas de délabrement, de glauque, de sinistre, mais bien de quelque chose de tout simplement étrange, tant la jeune fille en question semblait rechercher un état proche du rien dans lequel les infimes variations, les petits trucs du quotidien, prenaient une dimension étrange, une résonance trouble. On peut retrouver dans Là-bas quelque chose de similaire : cette impression de vide, cet état de renfermement absolu qui semble clouer cette femme et faire des lieux dans lesquels elle vit des refuges pour ermite incitant à la méditation, à la pensée sur soi. Mais, d’un autre côté, il est souvent question chez Akerman de voyage, sous différentes formes. Comme s’il n’y avait chez elle pas de demi-mesure possible, on passe de l’un à l’autre, de l’état fœtal à l’exploration du monde, du repli à la projection. Il y a donc une frontière entre le dedans et le dehors ; et c’est la confrontation des deux qui semble être une des préoccupations principales de la cinéaste.
Qu’allons-nous voir d’Israël ? Pas grand chose, si ce n’est le voisinage. À son contact, on peut avoir une idée de ce qui se passe dans le monde sans pour autant quitter la bulle dans laquelle on vit. Dans Demain on déménage, le précédent film d’Akerman, Sylvie Testud, devant écrire un livre érotique, est obligée d’écouter à travers les murs les gémissements des voisins quand ils font l’amour, ne pouvant puiser dans sa vie amoureuse misérable l’inspiration qui lui fait défaut. Espionner, puisque c’est de cela qu’il s’agit, c’est un peu se tenir informé afin de savoir comment les autres, ceux qui ont l’air d’être mes semblables, ceux qui ont l’air de penser que faire partie du monde est normal, vivent. Ici, les gens que nous voyons se trouvent donc sur les terrasses avoisinant l’appartement dans lequel a élu domicile la cinéaste. Leurs occupations sont élémentaires : boire du café, fumer une cigarette, faire et refaire les mêmes gestes du quotidien. Cet aspect simple de la chose visible s’oppose alors dans notre esprit avec ce qui ne peut être vu, ce qu’on ne peut cerner avec une caméra. Car l’Histoire ne peut que nous travailler comme elle travaille Chantal Akerman occupée à lire des livres sur Israël qu’elle juge « compliqués ». D’où viennent ces gens qui font ces gestes si banals et si simples ? Quelle est leur histoire ? Étaient-ils là en 1948 ? Qu’a vécu cet homme qui, aujourd’hui, face à nous, arrose ses plantes ? Et quelle résonance a ce geste quasi quotidien dans un pays constamment menacé et dont le droit même d’exister est remis en cause par certains ?
Qu’est-ce que ce film ? Voilà une question que l’on se pose et que la cinéaste elle-même se pose. À lire l’entretien qu’elle donne dans le dossier de presse, elle ne semble pas vraiment avoir une idée précise du sens que ce film revêt à ses yeux. En sortant, ce ne sont pas forcément les questionnements qui nous assaillent, mais bien quelque chose de plus diffus, de difficilement explicable. Nous sommes comme imprégnés par Chantal Akerman, par sa voix, ses bizarreries, par le rythme des plans, par l’expérience d’un « je » cinématographique.