Le dernier film de Naomi Kawase ne déroge pas à l’obsession presque unique qui parcourt sa filmographie. Une fois n’est pas coutume, Les Délices de Tokyo organise une rencontre qui permettra à ses personnages de tourner une page : Sentaro, un vendeur de dorayaki (petits gâteaux japonais à la pâte de haricots rouges) dépressif, va retrouver goût à la cuisine après avoir engagé Tokue, une vieille femme pleine de vie. Empruntant à nouveau la voie du deuil (Shara, La Forêt de Mogari, Still the Water…), Kawase prend le risque de faire basculer sa monomanie en une incapacité à se renouveler (comme nous le soulignions ici lors de la sortie cannoise du film). Mais elle semble par ailleurs délestée de la gravité parfois indigeste qui pouvait peser sur ses films jusque là.
Le poids du style
Il y a des choses qui ne changent pas. Le film s’ouvre et se referme sur des cerisiers en fleurs ; il est rythmé (comme les précédents films de Kawase) par des montages de soleil à travers les feuilles des arbres, de ciels sur la ville, de lunes et d’histoire des haricots, bercés par la voix de Tokue et ses élans de sagesse à l’attention de Sentaro : « Nous sommes nés pour regarder et écouter ce monde. Alors même sans réussir sa vie, on peut y trouver un sens. » L’absolu contemplatif de Kawase est toujours là, fidèle à lui-même. Mais d’une certaine manière il s’est un peu calmé. Il se résume presque désormais à ces montages, qui ne font plus que ponctuer Les Délices de Tokyo, alors qu’il semblait jusqu’ici peser à outrance parfois jusque sur le moindre dialogue. À tout vouloir charger du poids de la sacralité, la réalisatrice manquait parfois à son objectif. Dans Les Délices de Tokyo, la rareté de ces moments leur confère d’autant plus d’importance. Le reste n’est évidemment pas exempt de défauts. Noué au scénario comme rarement chez la cinéaste, le film tombe même dans la maladresse : lorsqu’il fait par exemple intervenir le personnage caricatural de la propriétaire du magasin de dorayaki demandant à Sentaro de renvoyer Tokue parce qu’elle est lépreuse ; ou encore à la fin pour le déloger définitivement. Mais cette nouvelle confrontation au scénario est peut-être un passage obligé pour une cinéaste qui paraît souvent trop enfermée dans son style.
Légèreté
On retiendra par ailleurs que contre la longueur habituelle de ses plans, le découpage beaucoup plus prononcé et le montage beaucoup plus rapide des Délices de Tokyo lui permettent d’acquérir une légèreté rarement perceptible jusqu’ici. On retrouve cette liberté dans le choix de son sujet, la cuisine, qui permet à Kawase de se libérer d’un trop-plein de gravité. La préparation des haricots par Tokue est d’ailleurs une des plus belles scènes du film. On y retrouve toute l’attention précieuse de Kawase ; mais à la pesanteur habituelle, généralement celle de la nostalgie, c’est désormais une joie frémissante qui prédomine. L’histoire de Tokue est également traitée avec une douceur qui surprend. Cette lépreuse que l’on a mise au ban dans un institut spécialisé rêve encore de réintégrer la société. On imagine facilement que Kawase aurait pu aborder ceci sous le signe du trauma profond. Mais Les Délices de Tokyo est son film le plus apaisé.