Si Still the Water, présenté en compétition officielle l’année dernière, pouvait (vaguement) faire illusion sur la vigueur actuelle du cinéma de Naomi Kawase, An, lui, met en lumière le déclin d’une esthétique sensualiste moins langoureuse que confortable (séance de relaxation garantie avec roulis des vagues et bruissement du vent) dont les vertus anesthésiantes ne pèsent pas grand-chose face aux nombreux automatismes de mise en scène. Moins indigeste plastiquement que Still the Water, ce nouveau film peine toutefois à sortir le système Kawase de sa torpeur, tant la trajectoire du mélodrame se révèle figée dès la première rencontre entre les deux personnages principaux. Tokue, mamie gâteau espiègle mais portant un lourd secret, demande à Sentaro, vendeur de dorayaki (petits gâteaux japonais aux haricots confits) de travailler à ses côtés. Immédiatement on comprend que les deux personnages, fragilisés, vont chacun se ressourcer au contact de l’autre : elle glapit de bonheur à la vue des arbres, lui regarde ses chaussures l’air maussade ; elle est lépreuse, lui est un ancien prisonnier ; elle a dû avorter d’un garçon, lui a perdu sa mère : bref, les deux composent une paire de marginaux et nouent une relation mère-fils pour pallier leurs traumas respectifs.
En dépit de cette structure narrative extrêmement balisée, Kawase parvient toutefois à faire retentir par instants sa petite musique désormais parfaitement identifiable. La concoction de la pâte de haricots confits, « An », qui donne son nom au film, est ainsi filmée étape par étape telle une cérémonie rituelle et secrète, un transfert d’énergie (la pâte qui s’étale sur la plaque chauffante, la vapeur qui s’échappe de la marmite) semblable aux sacrifices rituels de Still the Water. On retrouve également nombre de scènes sensorielles disséminées ici et là, sorte de clips sous influence malickienne : soleil filmé à travers les branches, feuilles des arbres qui flottent dans l’air, écoulement d’une cascade, etc. Le souci est que l’on a vu mille fois ces plans-là chez Kawase et qu’on est désormais incapable de les distinguer les uns des autres. An est un film sans images car englué dans une imagerie : la bande-son fourmille de détails, la caméra tremblote, la lumière perce l’ombre des arbres, mais rien dans les choix de Kawase (échelle de cadre, durée du plan, place dans l’articulation du montage) ne confère aux visions une quelconque singularité, ce supplément d’âme qui enflamme la rétine et marque la mémoire. Elles sont strictement interchangeables et défilent donc sans susciter le moindre émoi.