En son temps, la cinéaste et théoricienne Germaine Dulac pouvait écrire que, de la même façon que les sourds ne percevaient rien à la musique, il n’y avait rien au cinéma qui puisse concerner les aveugles. Ce temps-là, c’était celui du cinéma dit « muet », qui n’était certes pas un spectacle totalement silencieux (la projection pouvait être accompagnée de musique, de bruitages, de la voix d’un bonimenteur…), mais que les artistes d’avant-garde comme Dulac, qui souhaitaient tirer le cinéma du côté de sa pureté expressive, faisaient reposer essentiellement sur les puissances abstraites et dynamiques du montage des images en mouvement : l’art du cinéma était alors conçu, selon la fameuse expression d’Abel Gance, comme une « musique de la lumière », destinée à solliciter, à travers le sens optique du spectateur, le même type d’émotions primordiales (mouvement, rythme, variations) que l’art musical sollicite par le biais du sens auditif. Ainsi, si les artifices sonores déployés durant la projection pouvaient éventuellement permettre aux aveugles de « suivre » l’intrigue d’un film et de profiter à leur façon de ce spectacle collectif, il était évident que la part essentielle du cinéma, à savoir sa poésie visuelle, le rythme de son montage, l’assemblage évolutif de ses formes sur l’écran, ne pouvait qu’échapper aux non-voyants.
Depuis, bien sûr, les films sont devenus « parlants », et leurs qualités visuelles ont été amenées à cohabiter avec un univers sonore de plus en plus riche. Le cinéma est devenu, un art de « l’audio-vision » (selon l’expression de Michel Chion), c’est-à-dire un univers de sensations continuellement co-construites par l’image et le son. Et même si notre hiérarchie sensorielle spontanée continue le plus souvent à privilégier la vue et à considérer le son comme un simple « complément » d’information, il est indéniable que les parts respectives de la vue et de l’ouïe se sont sensiblement rééquilibrées dans la constitution de l’expérience esthétique proposée par le cinéma.
Systématisme sensualiste
C’est précisément à l’intérieur de cette réflexion générale sur les rapports entre image et son, et plus particulièrement au niveau de l’expérience cinématographique effectuée par un public non-voyant, que se situe l’enjeu principal du film de Naomi Kawase, Vers la lumière. Le film raconte l’itinéraire créatif et sentimental d’une jeune femme exerçant le métier d’audio-descriptrice : elle est chargée de produire un texte parlé destiné à se superposer à la bande-son d’un film pour en assurer la compréhension par un public malvoyant. Dans les projections-test où elle présente l’état d’avancement de son travail (et se voit suggérer des ajustements par un panel de spectateurs aveugles), elle rencontre un artiste photographe affecté d’une pathologie provoquant la perte progressive et inexorable de son sens visuel.
Entre celui dont l’activité consiste à s’exprimer par les images (et qui est condamné à ne bientôt plus rien percevoir de son matériau premier) et celle dont la tâche consiste à les « exprimer » par un équivalent verbal, se noue un rapport trouble que la mise en scène traite par un style composé de plans courts et tremblants, très proche des corps et des visages, à l’affût du moindre geste par un jeu continu de zooms et de recadrages qui insiste par ailleurs beaucoup, évidemment, sur les jeux de lumière (contre-jours, lens-flares, etc.). Au-delà de leur poésie naturaliste un peu affectée, on comprend que ces procédés de mise en scène servent prioritairement à communiquer sur l’écran quelque chose de l’expérience de la semi-cécité. Mais bien qu’ils produisent ici ou là des résultats saisissants, sur la longueur totale du métrage, leur systématisme se révèle plutôt éprouvant. Sans doute trop largement convoqué dans le cinéma d’auteur contemporain, ce sensualisme « à fleur de peau », immédiatement au diapason du moindre regard ou de la moindre émotion, finit ici par passer pour une afféterie.
Plaidoyer pour des images libres
Mais si le film mérite le détour, c’est moins pour son aspect mélodramatique que pour sa dimension « méta– », sa faculté à faire du cinéma non plus seulement un moyen, mais un sujet de la représentation. Cette dimension théorique est centrale dans Vers la lumière, et elle donne naissance aux séquences les plus intéressantes du film, celles qui se déroulent autour des projections-test à destination du panel d’experts malvoyants appelés à faire des retours critiques sur les travaux d’audiodescription de l’héroïne. De passionnantes questions sont en effet soulevées au cours de ces débats, qui concernent le rapport de tout un chacun au cinéma, la principale étant : qu’est-ce que les mots peuvent restituer de l’expérience des images ? Une autre question plus spécifique, posée par celles et ceux qui vivent les films sans les voir, c’est celle de la part laissée à l’imagination spectatorielle dans l’expérience du cinéma. Le travail de l’audio-descriptrice est en effet souvent critiqué du fait, paradoxalement, qu’il en dit trop : nul besoin de décrire avec autant de précision ce paysage que l’on peut si aimablement reconstruire mentalement à partir de son ambiance sonore ; nul besoin de décrire à tout prix l’expression d’un visage que le ton du dialogue peut plus avantageusement laisser deviner, et qui n’est d’ailleurs peut-être pas aussi lisible que cela à l’image. Car, comme l’avait établi en son temps la fameuse expérience de montage de Lettre de Sibérie de Chris Marker (le cinéaste avait monté trois fois successivement le même bout de film en l’accompagnant à chaque fois d’un commentaire en voix-off qui en modifiait radicalement le sens), et comme le rappelle l’intrigant prologue du film de Kawase (où le contenu manifeste des images est surligné par une voix-off redondante qui, à la fois, appuie certains motifs et en masque d’autres possibles) : nommer, décrire, verbaliser, c’est toujours exercer une violence sur les images.
Au fond, dans un geste que l’on pourrait qualifier de bazinien, ces personnages d’experts non-voyants militent pour la préservation de l’ambiguïté du film, de sa part de mystère et de son libre jeu avec l’imaginaire, refusant la « direction de spectateurs » jugée trop explicative et rigide de l’audio-descriptrice, accusée de « forcer » la signification des œuvres pour amener tous ses spectateurs-auditeurs à la même émotion au même moment. Il est évident que tout spectateur, voyant ou non, pourra enrichir sa propre compréhension du cinéma au contact de cette méditation collective. Pour avoir eu l’intelligence de placer cette dernière au cœur de son propos, on pardonnera donc au film de Kawase de n’être pas formellement à la hauteur de sa propre ambition – voire de fournir parfois un cas d’étude contradictoire à la parole « théorique » qu’il donne à entendre.