La Cinémathèque consacre une rétrospective à l’œuvre de Naomi Kawase, du 17 octobre au 12 novembre 2012 ; retour sur l’expression très personnelle de ses essais documentaires à travers l’axe de « La Poésie documentaire ».
L’œuvre de Naomi Kawase s’inscrit parfaitement dans cette belle thématique de « La Poésie documentaire » : délaissée par ses parents et élevée par ses grands-parents, Naomi Kawase réalise des œuvres fragiles et profondément autobiographiques, traversées par des thématiques liées à la disparition des êtres, à l’absence et à la recherche d’une identité perdue. Il en résulte une poésie rare, abrupte, violente et mélancolique, jouant constamment avec les dispositifs filmiques grâce une caméra exposant les émotions de la cinéaste. Ce n’est plus un outil, mais bel et bien une extension quasi organique et spirituelle des ressentis de la Japonaise. Sur l’écran, elle affiche ses brûlures, ses joies, ses peines, son espoir et sa nostalgie d’une enfance et d’une adolescence difficile. C’est aussi son rapport au monde et à la nature, élément essentiel de la culture japonaise. Chez Naomi Kawase, la vie est un poème cinématographique, souvent douloureux, parcellé de moments de réel bonheur, comme l’accouchement de son enfant ou les moments privilégiés partagés avec sa grand-mère, personnage documentaire majestueux.
Cet art poétique, fondé sur la vie de la réalisatrice, est un ensemble essentiel pour comprendre aussi l’œuvre de fiction de Kawase, qui représente le haut d’un iceberg documentaire à découvrir ou à redécouvrir d’urgence. La Cinémathèque nous offre surtout la chance d’assister à des projections de métrages difficilement visibles en France, voire inédits, en la présence de la cinéaste qui exposera sa vision du cinéma. Un dialogue cinématographique et humain réellement précieux.
Dans ses bras : le cinéma « Je »
Lorsqu’elle gagne la caméra d’or au festival de Cannes en 1997 pour Suzaku, Kawase a déjà tourné une quinzaine de films documentaires qui sont essentiellement des journaux intimes. La cinéaste continue à œuvrer dans cette voie, l’acte de filmer lui étant vital. Erik Bullot parle d’elle comme faisant partie d’un tiers-cinéma, c’est à dire un cinéma qui est en marge de l’industrie cinématographique sans pour autant renoncer à des incursions dans celle-ci, réalisant des recherches formelles sans appartenir au milieu dit expérimental et surtout, jouant constamment, sur un plan stylistique et thématique, sur les frontières entre fiction et documentaire. Le « Je » est l’essence même de son cinéma comme le démontre Dans ses bras (Ni Tsutsumarete, 1992), qui est présenté dans le cadre des Rencontres documentaires. Dans ce film, Kawase part à la recherche de son père qui l’a abandonné enfant. Il s’agit d’un journal intime prenant la forme d’une enquête sur les origines de l’auteur. Le « Je » s’expose et se dévoile, dans un processus de réflexivité cinématographique qui a pour but de mettre en exergue la cinéaste matériau.

Kawase donnant le sein à son enfant dans « Tarachime » (2006)
Les documents dans le document
Une grande partie de l’œuvre documentaire de Naomi Kawase se fonde sur des archives personnelles, qui trouvent une résonance dans ses fictions – sous la forme d’un film de famille dans Suzaku. Dans ses bras prend la forme d’une enquête où le document joue un rôle primordial : des vielles photographies, un registre de naissance, des adresses lues par Naomi Kawase et des témoignages de sa famille lui permettant de retrouver la trace de son père. L’utilisation de ces sources renvoie directement au processus de création d’une œuvre documentaire mais aussi à la vie de la cinéaste, qui est le matériau même de son film. Vincent Dieutre détermine que dans ses métrages, Kawase fixe les objets, comme si elle voulait les méduser. Ce sont les plans des fleurs, du ciel et d’escargots. Cette fixation des objets, c’est prouver que le moment du tournage a bien eu lieu, comme l’atteste d’ailleurs les photos de l’enquête intime qui peuplent Dans ses bras. L’auteur se photographie en train de mener sa recherche, sa quête devenant une archive de sa vie. Ce processus peut être rapproché d’Ulysse (1982) d’Agnès Varda (qui a d’ailleurs fait des études de photos comme Kawase). Dans une série de plans, la Japonaise met en rapport les lieux du film et les photographies tirées des albums de famille. Ces dernières apparaissent à l’écran, tenues par les mains de la réalisatrice devant les endroits où elles ont été prises des années auparavant : les séquences ont été construites à partir de ces éléments de mémoire qui ont déterminé la personnalité de la cinéaste et la structure de son métrage.

Photo de Naomi Kawase enfant, matériau filmique
Johan van der Keuken indique : « Ce qu’on documente au fond c’est une présence physique, non seulement celle de l’autre mais la mienne propre, c’est peut-être bien plus important de documenter le fait que l’on était là et comment. » Kawase s’inscrit dans cette idée, ses œuvres étant des documents sur sa présence, avec une forme indiquant l’instabilité émotionnelle. Cela est signifié par l’aspect réflexif du bruit de la caméra dans lequel baignent ses documentaires. Cette caméra est présente, on la sent, on l’entend, le son mécanique se confondant avec le souffle de la cinéaste. C’est aussi le visage de Kawase qui apparaît dans des miroirs, dans l’eau ainsi que son ombre qui plane constamment sur ses œuvres. Dans un entretien réalisé par Vincent Dieutre, ce dernier dit, en conversant avec la réalisatrice, « Filmer son ombre c’est une façon d’entrer… de se projeter dans le film, d’y exister. » Elle explique : « Je cherche à laisser une trace dans ce monde et à faire coïncider ce désir avec ce moyen d’expression qu’est le cinéma. » Cela est lié à sa volonté de se prouver une existence, ce qui coïncide avec son inscription en tant que document de ses films. En 1926, Poudovkine écrivait que « le matériau brut du cinéma, c’est l’homme photographié ». On peut alors rapprocher cette phrase des tirages insérés par Kawase dans son métrage qui relèvent du photogramme. À la fin de Dans ses bras, la cinéaste réalise un montage de photos de sa vie qui deviennent les plans du métrage. Cette séquence renvoie toujours à cette idée de matériau brut travaillé par la réalisatrice en post-production pour donner forme à son film.
Une forme fragile, métaphore de la cinéaste
Dans l’œuvre documentaire de Naomi Kawase, on retrouve souvent une pellicule abîmée et usée, métaphore de la fragilité de la réalisatrice. La forme de ses films, instable, est traversée par des surexpositions qu’Erik Bulot considère comme des brûlures. On se retrouve face à une réflexivité cinématographique et à une métaphore réflexive : le matériau filmique se donne à voir, tout comme la vulnérabilité du matériau cinéaste. Kawase explique que son œuvre vise à « accomplir un travail de création où le créateur ne fait pas défaut, étant ébranlé par son sujet ». Cette belle définition trouve sa résonance dans la caméra tremblante qui est l’une des figures fortes du cinéma de fiction et documentaire de la réalisatrice (elle est très présente dans les séquences de fin de La Forêt de Mogari). Ce tremblement, figure marquant la présence de l’énonciateur, traduit l’émotion qu’il a devant le sujet filmé. Kawase dit ne pas vouloir utiliser de pied de caméra car elle veut montrer comment elle se place dans le monde. Il y a un déséquilibre formel répondant à des thèmes liés au déséquilibre affectif. La personnalité de la cinéaste s’inscrit sur la pellicule, celle-ci étant signifiée dans Dans ses bras par une figure magnifique : le blanc. Par le biais de surexposition et de rupture de pellicules, Kawase plonge son métrage dans une blancheur qui fait disparaître toutes formes. Inséré entre et dans les plans, cette figure symbolise l’art de la Nippone qui est fondé sur une thématique de l’absence. Ce dispositif relève de la perte, l’image disparaissant pour laisser place à une blancheur morbide et amnésique.
Un « Je » qui s’offre au spectateur
Avec Dans ses bras, comme dans la plupart de ses films énoncés à la première personne, la cinéaste souhaite que nous partagions ses ressentis : elle se filme en train de boire un thé comme si la caméra était son œil ; elle met ses lunettes devant la caméra comme si l’appareil faisait corps avec elle. Il devient ainsi organique. Cette volonté de Kawase de faire toucher le cœur de ses œuvres est métaphorisée par la présence de ses mains dans le plan. Elle dit vouloir faire entrer ses mains dans le cadre afin de contester la caméra qui est entre elle et ce qu’elle filme. Si la caméra subjective ne nous amène pas à être totalement projetés dans le film – idée impossible –, elle nous donne l’impression que la cinéaste nous projette au sein de ses sensations. Dans le processus mnésique des films de Jonas Mekas, nous sommes amenés à partager les instants vus par l’auteur comme s’il s’agissait des nôtres. Kawase veut nous faire partager de la même façon ses émotions en nous y accompagnant. Il y a une affirmation du « Je » de l’auteur et une adresse au spectateur. Elle semble nous dire : « je te montre, voilà ce que je ressens », ce qui amène le spectateur à s’impliquer. Ce « Je te montre » ne nous extériorise pas ; l’auteur et le spectateur sont réunis dans le cadre d’un dialogue et non dans un rapport de totale identification ou de soumission aux images. Ce dispositif vise essentiellement à marquer la présence de l’énonciateur, figure de réflexivité cinématographique par excellence. Christian Metz détermine, au sujet des images subjectives, que « l’énonciateur reprend son importance, dans la mesure où le foyer est figurativisé en un personnage qui n’est pas seulement regardeur (comme le spectateur), mais montreur, comme le cinéaste qui se tient derrière lui. Ce personnage à un œil devant et derrière la tête ; il reçoit des rayons des deux côtés ». Dans ce film, le personnage Kawase qui se confond avec la cinéaste, a le statut proposé par Metz. Cette affirmation de l’énonciateur est constante, notamment par la forme volontairement fragile de Dans ses bras.

Naomi Kawase touchant le visage de sa grand-mère
Dans une séquence, la cinéaste est filmée par sa grand-mère puis Kawase filme celle-ci (on retrouve ce processus dans Suzaku, nouvel exemple de la frontière ténue entre fiction et documentaire). La cinéaste se met en scène en offrant l’acte de filmer à sa grand-mère et en réduisant la distance entre sujet filmé et filmant. C’est aussi une figure réflexive du champ-contrechamp vécu par l’œil des deux protagonistes. Kawase se filme également dans un miroir, où on la voit caméra à la main. Ces apparitions dans le plan nous amène à penser qu’il y a deux Kawase, celle qui tourne et le personnage qui relève d’une certaine fiction. C’est un retournement du regard de la cinéaste sur elle-même et sur son personnage ; un retournement de la caméra qu’elle considère comme un prolongement de son esprit, et un retournement du spectateur/Kawase, celle-ci déterminant que son œil est aussi le nôtre. La cinéaste et le spectateur sont réunis dans une célébration du « Je ».
La vie de Naomi Kawase se continue hors-champ comme la rencontre avec son père qui n’est pas filmée dans Dans ses bras. On peut voir des bribes de la vie de la cinéaste sur son site Internet où elle tient un journal accompagné de photographies. On y voit, par exemple, l’enfant dont elle accouche dans Shara. Les personnages récurrents de ses films documentaires peuvent également apparaître dans ses fictions, interprétés par des acteurs. Il s’agit par exemple de la grand-mère de Kawase qui apparaît dans Suzaku, jouée par une actrice. Il en est de même dans La Forêt de Mogari, film entièrement pensé à partir de la maladie de la grand-mère de la cinéaste, l’ombre de la vieille femme planant tragiquement sur l’œuvre. Une belle forme de réflexivité hétérofilmique, qui renvoie constamment aux films documentaires de Kawase et à son « Je » torturé.

Naomi Kawase photographiant son fils. Photo du blog de la cinéaste