Un carrefour, des carrefours
Un carrefour est un croisement, il peut se former en un point nodal s’il parvient à se rendre attractif. Ceci peut lui jouer des tours : l’encombrement, la congestion. Lussas est, on le sait, un petit village d’Ardèche (1100 habitants), précisément structuré en son centre par un carrefour à l’intersection des départementales 259 (vers Aubenas d’un côté, Mirabel de l’autre) et 224 (les directions de Privas et de La Villedieu). Pendant les États généraux, les piétons sont bien plus nombreux que les autos, et ce même carrefour oriente les festivaliers vers les différentes salles, la boutique DVD, le camping, la librairie, les stands de nourriture, la Maison du documentaire, la rivière, Ardèche Images Production, etc. Converge ici chaque été une sympathique caravane du documentaire : cinéastes (ceux invités à présenter leurs films et bien d’autres), professionnels divers et variés (distributeurs, producteurs, etc.), critiques et journalistes, programmateurs (du festival et d’autres), responsables de médiathèques, étudiants en cinéma et aspirants à la réalisation, cinéphiles passionnés. Lussas est bien pour une semaine cette petite principauté du cinéma documentaire, mais son activité se prolonge, dans un bien moindre tumulte, le restant de l’année, notamment par le biais des résidences d’écriture et la formation au documentaire avec le master de l’Université de Grenoble.
Il a fallu improviser et composer cette année avec la fermeture d’une salle en raison de la perte regrettable d’une subvention (celle du programme européen MEDIA) quelques semaines avant l’édition ; les États généraux ont ainsi fonctionné (sans compter le très bel espace pour les projections de plein air chaque soir) avec quatre salles, au lieu de cinq ces dernières années. Conséquence heureuse : un taux de remplissage extrêmement élevé. Contrepoint malheureux : temps d’attente quasi cannois, accès difficile aux séances, et parfois, être refoulé (sorte d’équivalent de la damnation pour le festivalier). Et une autre répercussion : une grille hyper-compacte et des séances-marathons, durant lesquelles on peut avoir, en dépit d’un grand appétit, le regard rassasié avant le terme. Il est certain que ce tableau est bien plus réjouissant que les festivals avec un ancrage hors-sol, aux rangées clairsemées – à Lussas cette année on a cessé de vendre des pass à partir du milieu de la semaine pour ne pas congestionner davantage les salles. Les organisateurs ont assurément face à eux un travail d’ajustement, tant les grondements se sont faits entendre dans les files – surtout lorsque l’on a frisé l’insolation en attendant pour la première séance « Histoire de doc : Italie », et que l’on jurerait (sans doute en raison d’hallucinations liées à cette exposition prolongée à l’astre surchauffé) avoir vu passer comme des fleurs quelques happy few sans doute oublieux des conséquences de la Nuit du 4 août 1789 : l’abolition des privilèges.
Allez, disons que c’était le paragraphe « vitupérations »… Car on retient tout autre chose ; il faut en effet dire combien la manifestation est un endroit enthousiasmant, tourné vers les films et le cinéma, où, malgré ce succès, l’on cultive une décontraction et une simplicité non feintes. Au carrefour lussassois convergeaient cette année plus de 160 films répartis en différentes sections : « Expériences du regard » (programmation de films de l’année, pour l’essentiel signés par de jeunes cinéastes), « Route du doc » (la traversée de la production récente d’une cinématographie, cette année les Pays-Bas), « Fragments d’une œuvre » (Eric M. Nilsson et Sándor Sára), des projections dans le cadre des ateliers (« Le cadre, entre intuition et intention » et « Soulèvements, révoltes, le sursaut des images »). On reprend son souffle… Des séances spéciales (dont À la folie de Wang Bing, Et maintenant ? de Joaquim Pinto, Rome plutôt que vous de Tariq Teguia, auquel s’ajoutait Révolution Zendj projeté dans le cadre de l’atelier « Soulèvements… »)… Plus le plein air (Spartacus et Cassandra de Ioanis Nuguet, Examen d’État de Dieudo Hamadi, National Gallery de Frederick Wiseman – photo ci-dessus –, Iranien de Mehran Tamadon, Maïdan de Sergei Loznitsa). Bref, entre cette forêt particulièrement dense, des films déjà vus par nous et quelques jours de présence, il a fallu se frayer un chemin.
Élémentaire mon cher Nilsson
L’une des deux sections « Fragments d’une œuvre » était cette année consacrée au Suédois Eric M. Nilsson. La conversation s’est engagée avant la première séance avec un homme fort sympathique parlant un français élégant, portant un impeccable complet bleu au tissu léger. On remarque de suite les yeux malicieux et vifs de ce presque octogénaire, puis des lèvres pincées à la commissure desquelles se trouve régulièrement une pipe. Et l’on est forcément intrigué par les films d’un individu relatant une nuit d’arrestation à Paris durant ses jeunes années, et qui dit trouver les « flics » français très sympathiques, parce qu’ils lui avaient indiqué les meilleurs restaurants de la capitale.
La particularité d’Eric Nilsson est d’avoir œuvré pour la télévision (publique) car, comme l’a indiqué Federico Rossin en préambule, une partie non négligeable de l’histoire du documentaire s’est en effet écrite sur le petit écran – le programme « La télévision à l’avant-poste » en avait déjà parfaitement témoigné à Cinéma du réel en 2009. La séance inaugurale de la section fut aussi une belle leçon in situ d’histoire technico-esthétique du documentaire puisqu’elle était marquée par le passage au « direct ». On a ainsi vu à Lussas le premier (ou le second) film suédois tourné dans les conditions du « cinéma direct ». Après des films à la bande son très bruitiste, recomposée en post-synchronisation (parfois avec quelques sons enregistrés sur le lieu du tournage), Shanes (1965) fut en effet tourné avec une NPR éclair, caméra permettant la prise de son synchrone grâce à sa légèreté et son silence.
On peut ainsi mesurer combien la synchronisation libère le mouvement de la caméra et la capacité d’immersion. Il est évidemment tout sauf neutre que ce film soit un road movie où l’on suit un groupe de musique pop (les Shanes) entre Stockholm et Kiruna, au nord du pays – la musique étant un « motif » du cinéma direct, notamment de la part des américains (dont l’emblématique Monterey Pop de D.A. Pennebacker…). Shanes colle ainsi au train de ces Beatles scandinaves (et de leur superbe manager) qui déclenchent l’enthousiasme des foules, et l’hystérie des jeunes filles. Eric Nilsson trouve ici une position assez idéale pour regarder la société suédoise, ses dynamiques normatives, son aspect aseptisé. Le regard du cinéaste est toujours emprunt de cette visée « critique », qu’il relie aussi à des contrepoints ironiques : montrer ce « produit » estampillé rébellion à l’œuvre dans un centre commercial, et constater que l’aspect poil à gratter de la troupe n’est que relatif, comme si un invisible pouvoir neutralisait la charge subversive de ces garçons dans le vent qui ne parviennent pas à être aussi féroces qu’ils le souhaiteraient.
Les films antérieurs à Shanes témoignent déjà d’un regard aiguisé, mais avec une facture bien différente. Il s’agit de courts métrages que l’on peut qualifier d’observation : Kök (1963) dans la cuisine d’un restaurant, Djurgårdsfärjan (1963) sur un ferry desservant l’archipel de Stockholm. Le second dépeint une réalité très reconstruite, joue avec une bande son très fabriquée, monte court des plans se présentant comme autant de micro-fictions. On ne fut pas surpris d’apprendre que l’opérateur Åke Astrand, véritable compagnon de route d’Eric Nilsson, venait de la photographie, et qu’il a fallu le « dompter » afin qu’il apprenne à faire durer les plans – Om en Cirkus (1965) en témoigne. Kök et Djurgårdsfärjan présente le charme de petites vignettes dotées d’un burlesque à la fois franc et diffus, attentif aux visages, gestes et déplacements des corps, avec un sens du tempo indéniable. Les références que représentent Pierre Étaix et Jacques Tati s’immiscent souvent, plus encore avec Psykofär (1965 – photo ci-dessous), où Eric Nilsson se fait témoin du culte du progrès et de la modernité, pointant avec une ironie grinçante leurs travers.
Dans l’impossibilité de suivre le second programme, le passage au troisième fut une plongée dans l’une de ces séances-marathons dont Lussas a le secret (près de trois heures de projection, plus les discussions et la pause cigarette). On passe alors à une veine essayiste et réflexive qui n’oublie pas d’être farceuse. I Skuggan (À l’ombre, 2011) s’avance comme un état des choses prononcé par Eric Nilsson lui-même, dans un improbable accent franco-belge ! Le film hésite entre un « il », un « je » et le « jeu », dans un inventaire placé sous le signe d’une boîte de Pandore, mettant en tension, dans une sorte de cadavre exquis filmé, le digne et l’indigne, le dedans et le dehors, le proche et le lointain, la catastrophe et l’espoir, le passé et le présent. Viktigt Vigtigare Viktigast (1972) et Katalogen (Les Dangers du catalogue, 1972) font état d’un même goût pour la réflexivité dialectique, si possible la plus abyssale. Le premier met en tension les structures mentales occidentales et tunisiennes, confronte les conceptions du temps et de l’espace, la perception des choses. Katalogen s’ouvre avec la même citation de Paul Valery qui figurait en exergue d’I Skuggan : « Deux dangers menacent l’humanité : l’ordre et le chaos ». En compagnie de Pierre Schaffer (fondateur et directeur du service de recherche de l’ORTF – grand connaisseur et découvreur de la musique concrète et électroacoustique) et de William Skyvington (un informaticien), ce film prospectif disserte en se tenant au bord du gouffre qui sépare ordre et chaos. La réflexion se fonde sur la conservation d’expérimentations musicales et sonores particulièrement pointues ; Pierre Schaffer établit une comparaison avec l’archéologie, cet art de remonter vers les choses du passé à partir de débris. Il propose ainsi une archéologie de l’avenir, où ce qui est conservé formerait les débris de ce futur, qui y trouveront éventuellement un sens qu’ils n’ont pas au présent.
Anonym (1991 – photo ci-dessus) part de la même logique d’assemblage de débris, à partir d’un rebut (livres, objets, photos, bandes audio et pellicule) trouvé dans la benne d’une rue banale. Ce rebut tourne au rébus : qui se trouve derrière cet amas composite ? Les discussions avec l’écrivain Stieg Larsson et l’acteur Ernst-Hugo Järegård, tous deux appelés en renfort, tournent au sans queue ni tête (on ne sait pas de quoi ils parlent, le savent-ils eux-mêmes?), et orientent le film vers le questionnement de l’acte créatif, et l’obsession de rendre signifiant ce qui ne l’est peut-être pas. Fatigue et heure tardive avaient quelque peu vaincu cette obsession, mais cet état était finalement assez bien adapté pour voguer laborieusement dans ce déconcertant objet filmique. À la sortie de cette séance, quand on s’enquiert auprès du cinéaste de savoir si la télévision publique suédoise diffusait ce type de films ou bien les gardaient précieusement enfermés dans des armoires, il répond la chose suivante : « Oui bien sûr qu’il a été diffusé à l’époque, une fois dans l’année, et fort tard. » Dommage que de tels objets ne soient pas, selon la formule de Pierre Schaffer entendue dans Katalog, devenus les débris d’un avenir du petit écran. Ce fut en tous cas un grand plaisir de faire la connaissance d’Eric M. Nilsson, au cinéma, où il a toute sa place.
Des cadres, des plans, et une vitrine
La parole, le questionnement, le débat – le terme « États généraux » n’étant pas que le reliquat des origines de la manifestation – font partie de l’ADN du festival. Cet aspect donne à Lussas des atours de studieuse université d’été villageoise ; Christophe Postic, co-directeur artistique avec Pascale Paulat, précisant l’envie cette année d’une approche théorico-pratique. L’atelier « Le cadre, entre intuition et intension » fut particulièrement riche entre interventions, échanges et projections pendant deux jours. Il réunissait Marie-Violaine Brincard, Benoit Dervaux, Olivier Dury et Nicolas Philibert. Commençons par le petit bémol tenant au fait que la terminologie n’ait pas été posée précisément au préalable, ce qui a conduit à une (con)fusion entre les termes cadre et plan, qui ne recouvrent tout de même pas la même chose. Mais le choix de ce panel s’est révélé pertinent et riche, révélant implicitement deux conceptions du cadre – et, par prolongement, du plan. L’une où le cadre reste globalement un cadre, l’autre où le cadre devient plan.
Le travail de Marie-Violaine Brincard se fait en étroite collaboration avec Olivier Dury (chef opérateur de Au nom du ciel, du père de tous – photo ci-dessus –, co-réalisateur de Si j’existe, je ne suis pas un autre ; il a aussi signé en solo Mirages et Sous le ciel). Dans ce cas, avec des variations selon leurs projets, il apparaît que le cadre est le plan (ou le plan est le cadre), d’abord par un choix de la fixité rarement remis en cause dans les différents films, mais aussi un travail sonore qui renforce (sauf dans Si j’existe…) encore la dimension centripète des cadres – arrimés à la parole, au corps et à l’espace. Le cadre est ici un monde en soi, ses bords sont plus ou moins verrouillés. Le hors champ est ainsi rendu peu actif, ce qui est somme toute normal puisque le hors cadre n’existe pas, et que le hors champ naît de la dynamique du passage du cadre au plan.
Il est évident que Benoît Dervaux et Nicolas Philibert tendent davantage vers le plan, le second dit travailler sur la tension entre le visible et le non visible, une formule où résonnent autant le champ qu’un hors champ. Dans son cheminement, Nicolas Philibert est néanmoins parti du cadre « fermé » (et fixe) à l’occasion de sa première (co-)réalisation (avec Gérard Mordillat), La Voix de son maître (1978 – photo ci-dessus), pour lequel les sources d’inspiration se situaient du côté de la photographie. Mais son parcours a abouti à la prise en main de la caméra, pour devenir un cinéaste-cadreur formant ce bloc regard-corps-caméra secondé par la prise de son – le tournage de La Moindre des choses (1996 – photo ci-dessous), projeté dans le cadre de l’atelier, fut en ce sens un tournant. Lors de son intervention, Nicolas Philibert a émis deux raisons à ce glissement : la caméra protège (elle occasionne une médiation vis-à-vis de l’autre, permet de s’approcher, éventuellement de filmer près) et dans cette disposition l’on pense et anticipe mieux le montage au moment du tournage – « chercher à faire un film et chercher à faire des plans, ce n’est pas tout à fait la même chose » a‑t-il dit.
Autre point particulièrement intéressant de ces échanges fut la réflexion autour du son, et le dialogue de ce dernier avec l’image. Benoît Dervaux se situe dans l’héritage du cinéma direct, une relation naturaliste entre image et son – néanmoins construite, évidemment – quand Olivier Dury adopte quant à lui une attitude toute différente, disons anti-naturaliste, dans Mirages, et surtout Sous le ciel. Dans des films tendus vers l’écoute d’une parole (notamment ceux portant sur le génocide rwandais : Au nom du ciel, du père, de tous de Marie-Violaine Brincard et Rwanda, la vie après de Benoît Dervaux), plan-image et plan sonore forment une équivalence, presque une tautologie. D’autres films témoignaient au contraire d’un hiatus, que les derniers films de Nicolas Philibert travaillent beaucoup ; Nénette étant une sorte d’essai-exercice de style à ce sujet : un champ visuel y dialogue avec un contrechamp sonore maintenu hors champ. Cette disjonction plan-image/plan sonore se retrouve fortement aussi dans Si j’existe, je ne suis pas un autre, cet aspect entraîne des formes de discordances (celui qui portait le micro HF était libre de venir, rester ou non dans le cadre), donne lieu à une tension centrifuge (un hors champ) dans des cadres par ailleurs, comme on l’a déjà noté, très « fermés ».
Surtout connu comme opérateur pour les frères Dardenne, Benoît Dervaux réalise également – Black Spring (2003), La Devinière (1999, projeté au cours de l’atelier, ainsi que son dernier film, Rwanda, la vie après), Gigi, Monica… & Bianca (1996). Il a introduit son intervention avec un savant mélange de drôlerie, de fantaisie et d’émotion. Il a évoqué sa mère dont le métier de commerçante ne la satisfaisait pas, sauf lorsqu’il s’agissait de (re)faire la vitrine de la boutique (cf. photographie ci-dessus), ce à quoi elle s’adonnait toutes les quinzaines. Jeune garçon, Benoît Dervaux était sommé de commenter les agencements maternels au retour de l’école. Cette vitrine représente un cadre, et même des cadres dans le cadre au sein d’une architecture assez complexe organisée selon différents plans et inclinaisons. La disposition des objets dans cette vitrine poursuit des intentions (provoquer l’achat dans le cas d’un commerce) et se fonde sur des intuitions (placer les choses ainsi plutôt que comme ça) censées provoquer des réactions sur ceux – les « spectateurs » – qui passeront devant cette vitrine. « Le cadre, entre intention et intuition » : les termes étaient ainsi particulièrement bien posés, car s’il y a des intentions, des intuitions, de l’improvisation pour celui qui compose avec le réel, le met en cinéma – en cadre et/ou en plan –, il y a aussi ce qui échappe, les principes fondateurs d’un imaginaire, un inconscient, un impensé des images.