L’intégralité (jusqu’ici) des films réalisés par Nicolas Philibert se trouve rassemblée dans le coffret édité par les Éditions Montparnasse et accompagnée de riches bonus, interviews et films inédits, parfois tournés par le documentariste lui-même. Il est singulier de constater à quel point le cinéaste a écumé à travers sa carrière des milieux très différents – du théâtre de Strasbourg à l’hôpital psychiatrique de La Borde, du Jardin des Plantes à une classe du Puy-de-Dôme – et à quel point, pourtant, tous ses films possèdent un étonnant air de famille. La constance avec laquelle il s’insère patiemment dans des univers clos, pour en observer le fonctionnement, les interactions des occupants entre eux, tout d’abord. L’habitude, ensuite, avec laquelle il confronte ses personnages à un grand espace (le Musée du Louvre) ou à une grande temporalité (celle des animaux naturalisés, des enfants qui grandissent). Enfin, l’attention patiente qu’il porte au travail, aux gestes, aux techniques employées par ceux qu’il filme. Il semble qu’à chaque nouvelle enclave explorée par le cinéaste, se dessine aussi, en filigrane, un questionnement sur le métier de cinéaste. Comme si, pour paraphraser Serge Daney, à chaque nouvel opus, Nicolas Philibert nous donnait de ses nouvelles.
Les poupées gigognes
La réunion des quatorze courts et longs-métrages de Nicolas Philibert, dans un riche ensemble de neuf disques, présente cet avantage de rendre évidente la forme qui travaille son cinéma depuis plus de trente ans. Elle tient en un mot : la « boîte ».
Prenez La Voix de son maître, son premier film co-réalisé, en 1978, avec Gérard Mordillat, qui recueille la parole de douze grands patrons à propos de leur vision de l’entreprise. L’entreprise, soit « la boîte » en argot français, seule et unique perspective de cette parole. Prenez La Ville Louvre (1990), ou encore Un animal, des animaux (1994), où l’on explore les coulisses (dans le premier) et la rénovation (dans le second) de deux immenses galeries muséales parisiennes. Deux grands espaces de stockage et d’exposition, où se pose constamment la question du rangement. Deux boîtes. Prenez Le Pays des sourds (1993) et La Moindre des choses qui partagent au moins un sujet : une rupture dans la communication (la surdité pour le premier, la psychose pour le second) à l’endroit de la société, formant à sa périphérie une communauté à part. Une boîte. Reprenez ces deux derniers films et ajoutez-leur Être et avoir (2002) : leurs deux salles de classe et la clinique de La Borde n’apparaissent-elles pas comme des territoires retranchés, assez strictement délimités ? Comme des observatoires tenus à l’écart d’un vaste monde sur lequel ils permettent de poser un œil ? Comme des boîtes ? Prenez La Moindre des choses et Qui sait ?, qui partagent au moins un questionnement – « qu’est-ce que le théâtre ?» – auquel on serait tenté de répondre, vous l’aurez compris : une boîte noire.
Dans Nénette, le cinéaste pousse le parallèle jusqu’à la littéralité. Pendant près d’une heure, il filme obsessionnellement un orang-outan, doyen de la ménagerie du Jardin des Plantes, sans que jamais les reflets des éclairages sur les vitres de sa cage ne nous fassent oublier qu’il s’agit bien là d’une grosse boîte. Retour en Normandie, film le plus récent de Philibert (sorti en 2007), semble dans un premier temps faire exception. Mais on comprend très vite que toutes les retrouvailles dont il témoigne – avec les acteurs amateurs de Moi, Pierre Rivière… de René Allio, dont Philibert fut le jeune assistant – sont conditionnées par ce film-origine de 1975. En d’autres termes, elles y sont toutes contenues. Le film d’Allio, pris dans le dispositif du film de Philibert, prend les couleurs de l’album-souvenir : une grande réserve d’images d’où partent toutes les pistes, tous les fils de l’enquête (« que reste-t-il de ce tournage ? »). La boîte, c’est le film lui-même. Tout l’effort de Retour en Normandie consiste donc à réunir ceux qui, à un moment, se sont retrouvés sur le même ruban de pellicule, dans le même magasin, dans la même boîte. Philibert n’avait jamais poussé le parallèle entre le cinéma et la boîte aussi loin, prenant au pied de la lettre une expression typique des plateaux de cinéma. « C’est dans la boîte ». Ce fut dans la boîte : partant de cette boîte, retrouvons ce qu’elle contint. Voilà tout le programme du film. Seuls ses premières œuvres sur le sport (alpinisme et cyclisme) échappent à la règle. De là à affirmer que le « Camembert », immeuble moderne de Noisy-le-Grand escaladé par l’alpiniste Christophe Profit dans La Face nord du camembert (1985), ressemble à s’y méprendre à son emballage… À une boîte…
Un régime carnavalesque
Philibert affiche donc une appétence naturelle pour les enclaves, ces petites poches creusées dans le réel où celui-ci peut plus aisément prendre la tangente. Où les choses, moins communément vues parce que dissimulées, ne se souciant plus du masque social, renouvellent leur mode d’apparition. Où tout est susceptible de basculer dans une zone interférente, entre réalité, imaginaire et inconscient. Cette immersion peut s’avérer aussi fertile que dangereuse. On pourrait légitimement craindre que ce goût pour l’isolement et le particularisme ne nous abreuve d’images pittoresques, ou ne se complaise trop avant dans la recherche de l’insolite. Ou pire encore : qu’elle se livre à un répugnant catéchisme de la singularité, à cette grande conciliation des différences chantée du petit bout de la lorgnette. Mais heureusement, ce qui semble attirer Philibert dans ces espaces confinés, serait plutôt de l’ordre de l’inconnu dans ce qu’il a de plus frontal : un régime original de signes. Un état d’affolement, de perturbation, de réorganisation.
Quand le cinéaste filme les locataires de la clinique psychiatrique de La Borde dans La Moindre des choses, il filme aussi un hiatus dans la communication qui fait que ces personnes ne nous renvoient pas les signes sociaux attendus mais, au contraire, une variété sidérante de signes inconnus, insoupçonnés. Philibert joue admirablement de ce côté découvreur, aventurier, explorateur. À l’image des scientifiques d’Un animal, des animaux, ou des conservateurs de La Ville Louvre, il part à la recherche d’espèces rares, de pièces de collections, qu’il répertorie, inventorie et conserve (il les enregistre). Ce statut n’a rien d’infamant pour un cinéaste. Il le range plutôt dans la lignée des Buffon, dont la statue apparaît au détour d’un plan dans Un animal, des animaux. Ainsi, quand Philibert déniche une enclave où règne un régime mal connu de signes, il ne se contente pas de filmer ce que le « mal connu » à d’étonnant (folklorisme, particularisme). Il filme surtout le régime. C’est-à-dire : du travail, de l’organisation, de l’apprentissage. De l’échange, de la communication. En un mot : du langage. D’ailleurs, c’est peut-être là qu’il se distingue de son maître Wiseman – qui lui aussi se cantonne à des lieux strictement circonscrits, à des poches : si Wiseman s’intéresse avant tout à un fonctionnement (il se situe au niveau de l’institution), Philibert s’attarde sur la peine et, notamment, sur la peine à communiquer (il se situe au niveau de la communauté). Et quand je dis « peine », je ne fais pas plus référence à la douleur qu’à l’effort.
Le régime d’affolement des signes, qui passionne tant Philibert (et son spectateur), connaît deux problématiques. La première est celle de leur domestication, de leur appropriation. Elle relève d’une longue tradition romanesque qu’on appelle le récit d’apprentissage : les enfants du Pays des sourds, les écoliers d’Être et avoir, les élèves de la 30ème promotion de l’école du Théâtre National de Strasbourg dans Qui sait ?, la déroulent sous nos yeux. Comment apprivoiser un système de signes étrange et marginal, impénétrable au premier abord ? Comment se fondre dans cette étrangeté, l’intégrer, puis l’arborer ? La seconde problématique empreinte les voies du fantastique. De l’ordre du carnaval (« quelle forme se cache sous ce masque ? »), elle nous invite à pénétrer un monde étrange, peuplé de créatures, de sons, de matières inhabituelles et à les côtoyer, le temps du film. Là, Philibert joue beaucoup plus sur l’opacité de ces nouveaux régimes de signes. La rencontre entre le spectateur et le petit monde enclavé s’organise comme un surgissement d’étrangeté. Cette étrangeté-là ne doit pas nécessairement être franchie, comprise ou acceptée. On s’y confronte, on l’observe mais toujours avec un léger fond d’inquiétude. C’est le cas, par exemple, dans Un animal, des animaux, grand film sur le regard : l’humain y est perçu à travers ces billes de verre qu’on plante au fond des cavités oculaires des animaux naturalisés, dans la galerie de zoologie du Muséum d’Histoire Naturelle. Véritable cabinet de figures empaillées, entre lesquelles se meuvent quelques humains, le film emprunte au carnaval sa forme de défilé. Chez Philibert, les surprises, les bizarreries, les éclats de fictions se succèdent, toutes liées par une logique de parade : surprendre et surprendre toujours un peu plus. Entrer dans la transe.
Saisir ainsi une telle œuvre, sous la lentille du spectacle baroque, peut constituer une bonne façon d’en finir avec la « bonne distance documentaire » et son cortège de fausses valeurs sociologiques. D’ailleurs, qui ici a jamais parlé de documentaire ? Pas nous, en tout cas.
Le film au travail
La façon dont Nicolas Philibert aborde, à chaque film, son sujet est en effet assez singulière. Plutôt que d’enregistrer les instants quelconques du quotidien pour eux mêmes, il cherche à intégrer au tournage un processus, un projet commun à tous les personnages et dont son film devient une forme de compte-rendu. La pièce de Gombrowicz montée par les pensionnaires de La Borde, le programme scolaire, la mise en place des animaux naturalisés dans la Grande Galerie de l’Évolution, les moments choisis par le cinéaste correspondent toujours à un projet commun dont la temporalité coïncide avec celle du tournage. Les répétitions, les essais manqués, les reprises, bref, le travail en train de se faire amènera au bout du compte à un spectacle bien terminé ou à des notions scolaires acquises, en même temps qu’il confèrera au film une forme d’achèvement dramaturgique.
Cet attachement à filmer un projet dans son déroulement aboutit finalement à enregistrer le passage du temps. La succession des saisons dans Être et avoir rappelle de façon très prégnante que l’apprentissage est long, qu’il exige de la patience. À ce temps global nécessaire à l’accomplissement du processus fait souvent écho, aussi, un temps plus long. La classe unique du Puy de Dôme, composée d’élèves du CP au CM2 représente une sorte de feuilleté de tous les âges de l’enfance, auxquels se confronte l’entièreté de la carrière du maître, puisque ce dernier après trente-cinq années d’enseignement, va prendre sa retraite. Dans Le Pays des sourds, chaque personne filmée joue l’un des âges de la vie, l’une des étapes dans l’apprentissage de l’existence et dans l’apprivoisement du handicap : les exercices de prononciation des enfants, le mariage et la recherche d’un appartement du jeune couple, le travail d’enseignement d’un homme pour lequel la surdité n’est qu’un trait de caractère comme un autre. Ce dispositif est toujours présent, bien que quelque peu inversé, dans les deux derniers films, Retour en Normandie et Nénette, qui sont construits au passé et dans lesquels les protagonistes reviennent sur des événements révolus.
Selon le système des poupées gigognes, Philibert emboîte les temporalités jusqu’à dépasser la mesure de la vie humaine. Le temps passé par les conservateurs et techniciens pour mettre en place toutes les oeuvres dans le musée du Louvre rénové paraît long et minutieux, mais qu’est-il, finalement, en comparaison des siècles qu’ont traversés les peintures, statues, qui, assurément, vont survivre à ceux qui consacrent leurs efforts à la conservation du passé. Les ellipses qui font passer, dans Un animal, des animaux, du projet de musée présenté à l’aide d’animaux miniatures à la scénographie mise en place dans la monumentale galerie renvoient dos à dos chaque instant patiemment consacré à la naturalisation des animaux et le temps plus long qui correspond au tournage du film. Une ère beaucoup plus large, celle de la vie des espèces se superpose à ces deux âges distincts. Les taxidermistes ou conservateurs apparaissent ainsi comme le petit échantillon d’une espèce considérée parmi d’autres, parmi même l’ensemble du vivant. La présence de squelettes d’animaux rend palpable une forme de sédimentation des époques, et nous rappelle que, si la taxidermie, comme le cinéma, embaument pour fixer le présent, le temps passe et que tout être vivant est voué à devenir inanimé.
Animé, inanimé
Ce rapport entre temps du tournage et grande temporalité de la Vie, trouve une traduction visuelle à travers un rapport disproportionné de taille : le très gros sabot de cheval en amorce semble narguer le tout petit homme au fond de la salle du musée dans La Ville Louvre ; un plan très large, à la fin de Un animal, des animaux, nous permet de découvrir l’échantillon de chaque espèce, bien en place dans la grande galerie, tandis que des hommes-figurines traversent le champ, à l’arrière plan, par des escaliers monumentaux. L’inventivité en terme de cadrage surprend sans cesse tant Philibert parvient à créer des images qui illustrent visuellement ce que le film suggère de façon abstraite.
Comme dans une parade, une otarie, une autruche, un crocodile, se meuvent lentement dans le champ et semblent animés d’une vie artificielle. Philibert aime que l’image joue à créer un rapport trouble entre l’animal et l’humain, entre l’animé et l’inanimé. Après les études et esquisses d’hommes et femmes au travail, il filme avec délice les postures immortalisées par des sculpteurs dans le marbre. Après l’intérêt porté aux taxidermistes, il filme les animaux naturalisés, et, du fait du très léger tressautement de la caméra, on jurerait qu’ils bougent et nous regardent.
Dans La Ville Louvre, deux techniciens s’interrogent sur le bon positionnement d’un portrait. Leur long mutisme, ainsi que leur uniforme bleu qui les fait disparaître dans le décor bleu lui même tendent insensiblement à créer un effet de rime entre le portrait que le cinéaste fait d’eux, et celui de l’homme représenté sur le tableau, peint il y a bien longtemps, et suspendu maintenant par une cimaise. De même, la relation entre humain et objet apparaît lors d’une formation portant sur la sécurité du bâtiment durant laquelle un pompier présente son assistante, qui n’est autre qu’un mannequin destiné à apprendre les gestes de sauvetage. Le corps à corps entre l’animé et de l’inanimé qui unit ces deux « collègues » dans la cour du Louvre renvoie à celui d’un employé de la Grande Galerie avec un gorille qu’il s’évertue à mettre à sa place.
Entre le vivant voué à devenir squelette et l’art ou les techniques qui conservent la vie, Philibert oscille toujours, nous rappelant en chemin que le cinéma sert avant tout à arrêter le mouvement du temps, et que, grâce à lui « la mort cesse d’être absolue ».
Portrait du cinéaste en taxidermiste
Il est frappant de constater qu’en dépit de la très grande diversité des lieux filmés, se dégage une unité singulière. Qu’ils nous montrent la communauté rurale qui a participé au tournage de Moi, Pierre Rivière… de René Allio, qu’ils nous donnent à voir un zoo, un musée, une école, un théâtre, tous ces films finissent par se ressembler, et paraissent finalement jumeaux. « Ce qui compte, ce n’est pas de faire des films sur ; mais plutôt des films avec », affirme Nicolas Philibert dans l’une des interviews présentées en bonus de ce coffret. Il est vrai que les personnages documentaires semblent contribuer, chacun à leur façon, à la construction de l’image. La participation des personnes filmées va toujours un peu au delà de la pure présence. Les comédiens strasbourgeois, bien sûr, travaillent sur un spectacle, et réfléchissent à la place à donner à chaque idée. Mais aussi, plus visuellement, avec leurs tenues colorées ils apportent chacun leur petite contribution à l’image. En voyant l’instituteur Georges Lopez mener les enfants sur le chemin de l’apprentissage, on peut aussi le percevoir comme un directeur d’acteurs, qui guiderait chacun vers la juste exécution de son rôle. De même, pour tourner le très long trajet d’une conservatrice portant un vase antique à travers les méandres de couloirs du Louvre, le cinéaste raconte qu’il a demandé à la femme de porter des talons, pour nous donner à entendre, dans la résonance de chaque pas, le bruit des multiples revêtements propres aux différentes ailes du bâtiment. Cette collaboration dans le travail sonore, augmente la dimension quasi-comique de ce trajet, tant le vase, de la taille d’un coquetier, pourrait sembler insignifiant. On pense alors à la dernière réplique du Pickpocket de Bresson : « Quel drôle de chemin il m’aura fallu pour arriver jusqu’à toi », qui nous rappelle à quel point bien plus que le but à atteindre, c’est le parcours qui importe.
Mais, ce rapport inversement proportionnel entre la taille de l’objet et l’attention qui lui est portée révèle aussi que la patience de la personne filmée trouve son écho dans celle du filmeur qui la suit au long de son parcours labyrinthique. Bien plus que de montrer le vase à l’emplacement qui lui est destiné, compte le regard porté sur la femme qui apporte l’objet à destination. En effet, qu’il filme le temps de préparation avant l’ouverture au public des institutions muséales ou bien les répétitions des comédiens, on ressent souvent, confusément, que Philibert cherche aussi à nous parler de lui, à nous parler de cinéma. C’est comme si pour lui, faire des films représentait un prétexte à regarder des inconnus vivre et travailler, et à les questionner sur les réponses qu’ils inventent face aux questions pour le moins importantes : comment vivre ensemble, comment se confronter au temps qui passe… Dans l’entretien qu’il mène avec Jack Tiney, rencontré lors du tournage d’Un animal, des animaux, les interrogations du cinéaste semblent sourdre sous les questions adressées au naturaliste : « Pour toi, c’est plus proche de la technique, ou de l’art ? » On imagine qu’il a pu être pleinement satisfait par cette réponse du taxidermiste : « Pour moi, c’est plus proche de l’artisanat. »