Née dans les forêts de Bornéo, Nénette vient d’avoir 40 ans, âge rarement atteint par un orang-outan. Pensionnaire à la ménagerie du Jardin des Plantes depuis 1972, elle est la vedette incontestée des lieux, voyant défiler chaque jour des centaines de visiteurs défiler devant sa cage. Naturellement, chacun y va de son petit commentaire…
Nicolas Philibert a de cela en commun avec Raymond Depardon ou Alain Cavalier qu’ils ont dépassé le cadre du simple cinéma documentaire pour celui du film d’auteur au sens large. On va en salles voir un nouveau chapitre d’un journal intime filmé. Complètement assumé par Cavalier. De plus en plus par Depardon. On suit en creux un parcours artistique, intellectuel, humain, à travers les sujets successifs choisis par ces réalisateurs, qui au fond traitent autant d’un monde, du monde, que d’eux-mêmes.
Avec Retour en Normandie, son dernier film en date, Nicolas Philibert s’inscrivait totalement dans cette démarche. En revenant sur le tournage de Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère, qui avait marqué ses véritables débuts dans le septième art aux côtés de René Allio, il liait comme jamais il ne l’avait fait son cinéma à sa vie. Il faisait ouvertement œuvre. Il s’inscrivait dans le temps long. Il assumait la boucle, non comme pur ressassement nostalgique, mais comme évaluation du chemin parcouru.
Mais que filmer après ce dévoilement, cette plongée intime dans ce qui vous a fait artiste, ce point nodal qui a façonné le faiseur d’images que vous êtes ? Quoi dire pour Depardon après La Vie moderne ? Après ses trois Profils paysans construits comme un tribut à ce milieu qui l’a vu naître ? Après Irène, superbe évocation d’une femme aimée, Cavalier semble vouloir revenir vers la fiction… Nicolas Philibert retourne lui au Jardin des Plantes, délaissant le Musée de l’Homme, centre névralgique d’Un animal, des animaux, pour la Ménagerie, et l’orang-outan Nénette.
Le dispositif est brillant. Vraiment. La caméra est placée derrière la vitre de la cage comme les visiteurs voient le singe. « Le film repose d’un bout à l’autre sur une disjonction entre l’image et le son, de sorte qu’on voit les animaux sans jamais les entendre, et qu’on entend les humains sans jamais les voir », dixit Nicolas Philibert, dans sa note d’intention. « Il n’y a pas de contrechamp. Il n’y a pas d’échappée. (…) Derrière sa vitre, Nénette est un miroir. Une surface de projection. »
Tellement imparables, trop théoriques, ces choix de mise en scène en deviennent vite mortifères. Dans La Ville Louvre, il y avait la Joconde déjà sous vitre, mais aussi la ménagère qui la nettoie… Dans Un animal, des animaux, il y avait le regard fixe d’animaux empaillés, mais les palabres des zoologues chargés de les agencer… Dans l’un ou l’autre, il y avait le secret des coulisses, le contraste du fourmillement humain autour d’objets figés, bref la même attention pour la nature du regard, mais portée par la vie, par l’humain…
Dans Nénette, le spectateur avance sous œillères, contraint au face-à-face avec une orang-outan aussi flemmarde que peu expressive. L’ennui gagne vite. L’émotion affleure rarement. Au détour d’une chanson tzigane. Lorsque le fils de Nénette singe une visiteuse. À l’apparition par le jeu des reflets de fantômes humains sur la vitre de la cage. C’est peu. Comme si Nicolas Philibert refusait de donner. Écartait toute empathie. S’enfermait dans un film à la logique dépressive, en but à lui-même, cloisonné, presque une impasse.
« C’est un film sur le regard, la représentation. Une métaphore du cinéma, en particulier du documentaire comme captation et comme capture », poursuit Nicolas Philibert, dans l’explication de son projet. « Puisque filmer l’autre, c’est toujours l’emprisonner, l’enfermer dans un cadre, le figer, dans l’espace et dans le temps. »
Des remarques justes, pertinentes, guère étonnantes de la part du réalisateur du Pays des sourds, mais Nicolas Philibert a filmé l’impossibilité de communiquer de manière moins programmatique, plus ouverte, s’appuyant sur une narration à la fois plus fluide et plus charnue, sans doute portée par un sujet plus fort, moins anecdotique.