Mais c’est qu’il nous manquait, Moullet, après son abondante actualité du printemps 2009 (rétrospective complète au centre Pompidou et actualité éditoriale – livres et DVD − intense). Le cinéaste n’est pas pour autant reparti vivre sa misanthropie dans son terroir bas-alpin. Ou plutôt si, mais pour y débusquer une folie criminelle particulièrement répandue. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que son cinéma atypique prospère sur ce terrain pentu et glissant.
Dans un entretien que Luc Moullet nous avait accordé en mai 2009, nous lui avions posé la question de son rapport avec la folie, thème transversal de sa filmographie. Voici ce qu’il répondait : « Oh ! transversal, il ne faut pas exagérer… Il peut y avoir effectivement des références à la folie. Mais elle est très présente dans mon lieu d’origine, et comme j’ai des parents qui viennent de cette région, j’en ai subi des contrecoups, mon frère aussi d’ailleurs. C’est une forme de folie douce, bienfaitrice, sans laquelle j’aurais fait professeur de géographie, et non cinéaste. » Quoi de plus normal, donc, pour son auteur que ce film, La Terre de la folie. Et s’il est effectivement devenu cinéaste après qu’on lui ai suggéré d’arrêter les études de géographie, il est plus un raconteur et arpenteur d’espaces et de situations, appréhendant des lieux et leur fonctionnement, qu’un raconteur d’histoire. Pas mécontent de son statut de génial hurluberlu, il ouvre son film avec cet aveu : « Je ne suis pas très normal, on peut considérer que je suis un peu décalé par rapport à la réalité. » Le point de départ, et son terme dans une séquence réflexive d’une grande drôlerie, de La Terre de la folie, c’est avant tout lui-même.
Dans un mouvement de défocalisation, de lui-même on passe donc à sa famille : « La Terre de la folie part d’un exemple dans ma famille ; un cousin, dont le garde champêtre avait déplacé sa chèvre de dix mètres, a pris sa pioche et tué cet inconvenant ainsi que le maire et la mairesse » nous confiait-il lors du même entretien. Puis de sa famille, on glisse vers sa terre d’élection, son terroir. Un panoramique rapide et ample ouvre sur une vallée voisine. L’espace du film sera les Alpes du Sud, qui se confondent presque avec le département des Alpes de Haute-Provence. Ici la folie serait sur-représentée, notamment dans un pentagone infernal que notre bon géo-cinéaste ne tarde pas à délimiter soigneusement sur une carte Michelin avec cinq punaises et un élastique rouge.
Le décor est planté et c’est parti pour une ribambelle d’histoires : crimes atroces en pagailles, constructions mentales délirantes, aliénés autant par les autres que par eux-mêmes ; c’est macabre, mais aussi souvent émouvant. Et bien évidemment tordant. Parce que le génie comique de Moullet tient en une opération magique, il lui suffit de poser son regard oblique sur quelque chose pour en révéler, avec sa rigueur et son sérieux habituels, toute l’absurdité et la drôlerie. Depuis longtemps le cinéaste a compris, comme tous les grands burlesques, que le rire est aussi, si ce n’est surtout, un système de défense contre la tragédie et le désespoir. Comme le sien de devoir vivre parmi les hommes et la norme. La folie est une manière de se retirer, de s’extraire du monde, que l’on ne choisit pas mais qui s’impose. Et le film est aussi travaillé par l’idée du suicide dans une séquence qui prend la forme d’un aveu troublant. Pas toujours si marrant que ça le Moullet…
Chez le cinéaste, la liste chère à sa méthode ne peut se séparer de la typologie (pensons simplement à sa géniale Cabale des oursins sur les terrils français du nord de la France et de Belgique), elle vise à l’épuisement du sujet, à véritablement en faire le tour après en avoir poser précisément les bornes, même si ici la frontière-élastique fait souvent « d(z)oing ! », comme pour en signaler la relativité. L’approche est des plus complètes, mêlant science, criminologie, théories des climats de Montesquieu à la sauce déterministe du géographe old school français Vidal de la Blache. Sont ainsi convoqués l’isolement, nuage de Tchernobyl, les formations géologiques locales spécifiques que sont les roubines, les vents et le syndrome de Tarifa, le faible coût du foncier ayant produit une affluence de sectes (le Mandarom du fameux Gilbert Bourdin, à Castellane, est bien sûr compris dans le pentagone), l’impossible cohabitation entre autochtones et néo-ruraux, les hypo- ou hypertrophies thyroïdiennes (schéma à l’appui) liées à la malnutrition et au déficit d’oxygénation.
Homme particulièrement constant et de conviction, Luc Moullet n’est pas près de renier ses principes de mise en scène : fixité, fixité, encore de la fixité, notons un soupçon de zooms, et quelques panoramiques. Ces derniers, pas seulement pour garder la forme, servent, avec le verbe en parfait contrepoint, à appréhender l’espace. Comme le ferait un figuré cartographique linéaire, il s’agit de parcourir une distance et de mettre en relation deux points, ce qui sert à étayer sa théorie. Et des pôles de la folie, il y en a en effet beaucoup : Les Mées, Volx, le terrible pays de Chaudon, Digne, Lurs, Lardiers (qui a l’honneur de remporter le titre d’épicentre de la folie), Saint-Michel l’Observatoire, Valensole… L’odyssée est véritablement mortifère. Le régime d’image varie peu chez l’homme des roubines, s’il reste ici marqué par la banalité, l’ensemble est cependant plus propre et moins plat qu’à l’accoutumé. Y sont intégrées également des formes de courtes et parodiques reconstitutions suggestives de type télévisuelles, le plus souvent en vue subjective : organiser la monstration de quelque chose dont on n’a rien à montrer. En effet, de ce déchaînement de folie criminelle, on ne verra rien, l’essentiel étant de le faire résonner, comme l’écho de ces deux coups de feu qui viennent ouvrir et fermer le film.
Le cinéaste est multiple à l’écran, avec pour conséquence une incertitude quant à son statut. On peut en repérer trois : interviewer tenu par la neutralité axiologique de l’enquêteur objectif et en retrait (hors-champ), interviewé-narrateur-passeur frontalement dans le champ et enfin dans une situation de dialogue avec une femme au débit de parole extrêmement rapide. C’est dans cette configuration qu’on note la volontaire fragilité de son positionnement ; c’est aussi le plus inédit dans une filmographie où il est rarement placé aux côtés d’un interlocuteur. Uni dans le cadre avec cette nommée Catherine, on peut le considérer à égalité, en situation de se mesurer à elle, de confronter sa propre folie avec l’une de ses représentantes officielles, reconnue comme telle par les normes de la société. Une manière pour Moullet de parachever cette belle fable morale dédiée à l’esprit des fous, dont le sien. Et l’on ne peut que s’incliner face à eux.